— Sais-tu à quoi tu ressembles pour moi, en ce moment ? fit Jolanda. À un loup. Un petit loup efflanqué aux yeux verts, aux crocs ruisselants de bave.
— Aimerais-tu faire une sculpture de moi ? Tiens, prends donc mes mesures. Vas-y, ne perdons pas de temps !
Il commença à défaire sa ceinture.
— C’est moche, ce que tu fais, Marty. Je ne supporte pas la jalousie. Si tu ne voulais pas que je couche avec lui, pourquoi m’as-tu jetée dans ses bras ?
— Parce que je voulais obtenir certains renseignements et que cela me semblait le meilleur moyen d’y parvenir. Tu avais compris, j’espère ?
— Oui, je suppose, fit-elle, maintenant que j’y réfléchis. Mais peux-tu comprendre, toi, ajouta-t-elle avec un regard étincelant de colère, que je n’aurais jamais accepté de le faire si je ne l’avais pas trouvé attirant ? Je ne suis pas un jouet que l’on se passe de main en main, Marty. Ni un appât. J’avais envie de coucher avec lui. Je l’ai fait et je suis contente de l’avoir fait ! J’y ai pris beaucoup de plaisir.
— Bien sûr, fit Enron, passant de l’âpreté à un ton plus apaisant. C’est un homme singulier et l’expérience a dû être singulière.
Il s’avança vers elle, posa les mains de chaque côté de son cou et commença à masser délicatement la peau douce et la chair ferme.
— Crois-tu vraiment que je sois jaloux, Jolanda ?
— Et comment ! Il fallait le faire, mais cela ne te plaisait pas. Je l’ai compris quand tu as fait irruption au restaurant. Tu ne pouvais t’empêcher de tourner autour de nous, pour essayer de garder le contrôle de la situation au moment même où tu me poussais vers lui.
Enron fut légèrement décontenancé par cette accusation. Disait-elle vrai ? Dans son esprit, le but qu’il poursuivait en allant les surprendre au restaurant était uniquement d’envoyer un signal à Farkas pour lui faire comprendre qu’ils devaient parler, dès que le moment de badinage avec Jolanda serait terminé. Mais peut-être y avait-il autre chose. Après tout, il aurait pu attendre le lendemain pour entrer en contact avec Farkas. Mais peut-être avait-il eu besoin, au fond de lui-même, de revendiquer l’antériorité de ses droits sur Jolanda, de faire savoir au Hongrois qu’elle était un peu sa propriété, avant qu’ils ne couchent ensemble.
— As-tu au moins appris quelque chose d’utile ? demanda Enron avec un petit haussement d’épaules.
— Ça dépend. Qu’entends-tu par utile ?
— Ta-t-il confié par exemple pourquoi il est ici ?
— Il te l’a dit au restaurant ! Il a dit qu’il était en vacances !
— C’est ça, en vacances… Tu es vraiment bête !
— Je te remercie.
— Tu sais bien qu’il fait de l’espionnage pour le compte de Kyocera.
— D’accord, il fait de l’espionnage. Nous n’avons absolument pas parlé de Kyocera. J’ai d’abord pris des mesures de son visage et de son crâne, et puis il m’a demandé si je voulais coucher avec lui, et…
— Bon, ça va !
— Tu sais, Marty, au lit il ne donne pas l’impression d’être aveugle. Ou de quelqu’un qui, en regardant une belle femme, voit un assemblage de tonneaux. Il sait très bien où tout est censé se trouver.
— Je n’en doute pas, fit Enron en inspirant longuement. Écoute-moi, maintenant, Jolanda. Je pense que Kyocera-Merck est mêlée de près ou de loin au complot ourdi par tes amis de Los Angeles, que le Hongrois est son représentant et qu’il a pour mission de rencontrer les conspirateurs et de les aider à monter leur coup.
Jolanda se retourna dans son fauteuil et le regarda.
— Qu’est-ce qui te fait croire ça ? Personne n’a jamais mentionné Kyocera quand ils m’ont mise au courant de leur projet.
— Pourquoi l’auraient-ils fait ? Mais il faut de l’argent pour une entreprise de ce genre. Quelqu’un doit payer les armes, quelqu’un doit payer le voyage des conspirateurs. Il faut les entraîner. Il y a aussi les droits de douane, les pots-de-vin, toutes les dépenses nécessaires pour faire entrer une petite armée dans un lieu aussi bien protégé que cette station orbitale. Qui est le commanditaire, à ton avis ?
— Je n’en ai pas la moindre idée. Ils n’en ont jamais parlé.
— Le but que je poursuivais en venant ici – tu t’en souviens, n’est-ce pas ? – était de rencontrer tes amis et de leur faire savoir que mon pays est disposé à leur fournir le soutien financier dont ils pourraient avoir besoin. Mais je commence à envisager l’éventualité qu’ils aient déjà trouvé un puissant associé pour leur entreprise.
— Tu penses à Kyocera-Merck ?
— C’est l’impression que je commence à avoir.
— Mais quelles raisons pousseraient Kyocera-Merck à décider de renverser le dictateur de Valparaiso Nuevo ?
— Peut-être des raisons de pur impérialisme, répondit Enron. Le bruit court que Kyocera est entrée dans une phase fortement expansionniste, et la mégafirme a peut-être envie d’ajouter quelques stations L-5 à sa collection. À moins qu’il ne s’agisse seulement de mettre la main sur quelques individus recherchés qui se sont réfugiés à Valparaiso Nuevo. Je n’en sais rien, Jolanda. Toujours est-il que Farkas est là et qu’un coup d’État se prépare ; cela me donne des raisons de penser qu’il est, d’une manière ou d’une autre, mêlé à ce plan pour le compte de K.M.
— Et alors ?
— Et alors, il faut que je participe à leur projet. Il faut trouver une forme d’association pour partager les frais et les profits. Les gens de Kyocera peuvent garder le satellite, s’ils y tiennent. Mais il y a certaines personnes qui sont venues se cacher ici et qui y vivent… Ce sont elles que nous voulons. Et nous les aurons, d’une manière ou d’une autre.
Enron s’offrait le luxe d’une longue douche juste avant le dîner, quand Jolanda passa la tête dans la cabine.
— J’ai le courrier en ligne. Il croit avoir retrouvé Davidov. Veux-tu lui parler ?
— Fais-le patienter, dit Enron.
Il se remit sous l’eau qu’il laissa couler voluptueusement sur la toison noire et emmêlée dont était couverte sa poitrine encore pleine de savon. En Israël, on pouvait bien entendu gaspiller toute l’eau qu’on voulait sous la douche. Mais Enron venait de passer quelque temps en Californie où il s’était plié aux restrictions draconiennes imposées sur la côte Ouest par la sécheresse perpétuelle et il se délectait maintenant de pouvoir disposer d’eau en quantité illimitée sur cette station orbitale où tout était recyclé avec une efficacité maximale, où rien n’était rationné.
Enron sortit de la cabine au bout d’un long moment, s’essuya vigoureusement et entra dans la chambre. Il découvrit le visage joufflu et grave de Kluge sur le viseur. Il enroula avec désinvolture la serviette autour de sa taille et s’avança dans le champ du scanner.
— Alors ?
— Rayon C, fit Kluge. Hôtel Santa Eulalia, dans la cité de Remedios. Quatre hommes qui, d’après leur passeport, résident en Californie y sont descendus la semaine dernière. L’un d’eux utilise le nom de Dudley Reynolds, mais je crois que c’est l’homme que vous cherchez. Je vais vous transmettre son portrait.