— Et maintenant ? demanda Jolanda quand elle eut terminé son message.
— Maintenant, tu appelles Farkas et tu l’invites à dîner avec nous.
— Ne vaudrait-il pas mieux attendre d’avoir… ?
— Parfois, j’en ai assez d’attendre, fit Enron sans la laisser achever. C’est un risque calculé. Il faut que les choses bougent. Appelle Farkas.
Ils convinrent de se retrouver dans la cité de Cajamarca, près de l’hôtel de Farkas, dans un café de la périphérie. Enron trouva que c’était une bonne idée de fixer un rendez-vous à Farkas sur son territoire. Il voulait que le Hongrois se sente en sécurité, détendu, à son aise. Nous sommes en train de nouer une merveilleuse amitié, nous qui sommes liés par nos souvenirs communs de Caracas et notre connaissance confraternelle du corps splendide de Jolanda Bermudez : telle était son idée. Nous nous faisons réciproquement confiance. Nous pouvons partager des secrets d’importance pour notre bénéfice mutuel. Assurément.
Farkas arriva en retard. Enron en fut agacé. Mais il se força à garder son calme et commanda une boisson sans alcool, puis une seconde pour meubler l’attente. Jolanda but deux cocktails, des longs drinks d’un bleu tirant sur le vert, une boisson inconnue d’Enron, probablement douceâtre et sirupeuse. Enfin, près d’une demi-heure après l’heure convenue, le Hongrois s’avança vers eux d’une démarche assurée.
En le regardant faire son entrée d’un air altier, presque majestueux, Enron ne se sentit soudain plus aussi sûr que ce serait un jeu d’enfant de le manipuler, de faire copain-copain et de nouer une relation profitable avec lui. Il avait oublié, ou peut-être n’y avait-il simplement jamais prêté attention, que Farkas commandait le respect : d’une taille extraordinaire, presque un géant ; en fait, le Hongrois avait une carrure d’athlète et une parfaite aisance Ce n’était pas seulement la fascination du bizarre qui avait attiré Jolanda vers cet homme. Farkas se déplaçait avec une merveilleuse assurance, passant entre les tables sans un faux pas, saluant d’un signe de la tête ou de la main le barman, les garçons et même quelques clients.
Et il donnait une telle impression d’étrangeté ! Enron avait le sentiment de voir Farkas pour la première fois ; il considéra avec un mélange d’étonnement et de répugnance le demi-dôme blafard de la tête, posé comme un bloc de marbre au sommet du long cou musclé, le front luisant qui s’incurvait interminablement depuis l’arête du nez jusqu’à la naissance des cheveux plantés très en arrière. C’est à peine si Farkas avait une apparence humaine. On eût dit une sorte de bizarre créature mutante, une tête monstrueuse sur un corps humain. Et c’est précisément ce qu’il était : une bizarre créature mutante.
Il va falloir agir avec énormément de doigté, se dit Enron.
Mais, au fond de lui-même, il était persuadé que tout se passerait bien. Il l’était toujours. Et cela s’était toujours bien passé.
Farkas se glissa sans peine dans le siège resté libre entre Enron et Jolanda. Il la salua en souriant, d’un petit signe de tête, avec juste ce qu’il fallait de complicité et de tact, et, dans le même mouvement ou presque, tendit le bras vers Enron pour lui donner une poignée de main cordiale. Enron ne put s’empêcher de l’admirer. Ce qui s’était passé entre Farkas et Jolanda dans l’après-midi était donc tacitement reconnu, sans que le couteau soit remué dans la plaie pour autant.
— Désolé d’être tellement en retard, dit Farkas. J’ai reçu des appels urgents juste au moment où je m’apprêtais à partir. Attendez-vous depuis longtemps ?
— Cinq ou dix minutes, répondit Enron. Le temps de prendre un verre. Vous allez devoir nous rattraper.
— Volontiers, acquiesça Farkas.
Au lieu d’utiliser le clavier de la table, il se contenta de faire signe à un garçon qui, sans qu’un mot eût été prononcé, apporta un énorme verre ballon contenant un fond de liqueur sombre.
Sa boisson habituelle, sans doute, se dit Enron. Il doit être bien connu ici.
— Pisco, annonça Farkas. Une eau-de-vie péruvienne. Je pense que vous devriez aimer. En voulez-vous un ?
Il fit de nouveau signe au garçon.
— Merci, fit vivement Enron. Je ne suis pas un gros buveur.
— Moi, j’en prendrais bien un, lança Jolanda en se penchant lascivement vers Farkas, avec un sourire lumineux qui alluma dans les entrailles d’Enron un foyer de colère – son dernier verre était encore devant elle, à moitié plein.
— Vous devez venir souvent ici, dit Enron à Farkas.
— Tous les jours ou presque. C’est un endroit très vivant, très sympathique, et très joli aussi. Il suffit de ne pas trop faire attention aux statues et aux hologrammes d’El Supremo qui servent de décoration.
— On s’y habitue, fit Enron.
— C’est vrai, approuva Farkas en buvant une petite gorgée de son eau-de-vie. Le vieux tyran l’a bien mérité, il faut lui rendre cette justice. La réincarnation d’un de ces dictateurs des républiques bananières du XIXe siècle ; il a réussi à prendre possession d’un satellite habité et a exercé un pouvoir sans partage pendant toutes ces décennies. Il s’est taillé un véritable empire. En supposant qu’il soit toujours en vie, bien entendu.
— Que voulez-vous dire ?
— Personne ne le voit jamais, vous savez. Personne en dehors du cercle de ses intimes. À Valparaiso Nuevo, tout ce qui touche au gouvernement est entouré du plus grand secret. Don Eduardo pourrait fort bien avoir passé l’arme à gauche depuis dix ans sans que personne ne soit au courant. Cela ne changerait absolument rien à la manière dont les choses fonctionnent ici. Comme au temps de l’Empire romain, quand l’entourage de l’empereur, des semaines, voire des mois après sa mort, continuait d’exercer le pouvoir comme si de rien n’était.
Enron éclata de rire, poussant la jovialité aussi loin qu’elle pouvait paraître plausible.
— L’idée est farfelue, certes, mais il y a du vrai dans ce que vous dites. Comme dans toute autocratie aux mécanismes bien huilés, ce sont les hauts fonctionnaires qui affrontent les dures réalités tandis que l’empereur reste hors de vue.
— Et tout cela est beaucoup plus facile aujourd’hui, car on peut faire apparaître don Eduardo dans les réunions publiques grâce à des procédés électroniques, sans qu’il soit besoin de sortir le vrai Generalissimo de son repaire.
Enron partit de nouveau d’un grand rire, un peu moins sonore cette fois. Il considéra Farkas avec une expression de niaiserie enjouée, faisant de son mieux pour paraître un peu bouché.
— Mais, dites-moi, Victor – vous permettez que je vous appelle Victor ? – vous ne pensez pas sérieusement que Callaghan pourrait être mort ?
— En fait, je n’en sais rien. Ce n’était qu’une supposition, vous savez. En réalité, je pense qu’il est toujours bien vivant.
— Il est extraordinaire, poursuivit Enron en observant attentivement Farkas, qu’il ait réussi à tenir le coup si longtemps, s’il en est vraiment ainsi. J'imagine que bien des gens convoitent une station orbitale comme Valparaiso Nuevo, qui grouille de fugitifs avidement recherchés. Que don Eduardo soit parvenu jusqu’à présent à éviter un coup d’État, je considère cela comme un véritable miracle, compte tenu…
Enron attendait une réaction, il en vit une.
Ce ne fut qu’un frémissement à peine perceptible, une crispation fugace sur la joue gauche de Farkas. L’instant d’après, un sourire paisible aux lèvres, le Hongrois montrait un intérêt poli. Il est très fort, songea Enron. Mais il sait quelque chose, c’est évident.