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— Je m’y mets tout de suite, fit Kluge. Je peux essayer de remonter sa piste, de reconstituer tous ses mouvements à partir d’aujourd’hui.

— Bien. Bonne idée. Mets-toi au travail.

Enron regagna la table, profondément irrité et frustré d’avoir fait un tel voyage pour rien… non, pas tout à fait rien ; il avait au moins rencontré Farkas et, grâce à lui, découvert l’existence d’un lien entre Kyocera et le complot visant à renverser le Generalissimo. Mais c’était toujours du domaine de l’hypothèse. Et maintenant, en supposant qu’il ait envie de poursuivre sa mission, il allait lui falloir retrouver la trace de Davidov à Los Angeles. Merde de merde !

Enron fit appel à sa formidable discipline d’esprit pour recouvrer son calme. Mais, en approchant de la table, en surprenant le langage du corps de Jolanda et Farkas qui lui tournaient le dos, il comprit qu’un climat érotique s’était établi en son absence et sentit monter en lui une nouvelle flambée de colère.

Penché vers Jolanda dans une attitude visiblement affectueuse, Farkas se redressa d’un mouvement souple et vif alors qu’Enron était encore à vingt pas de la table. Intéressant, se dit l’Israélien. Comme s’il avait des yeux derrière la tête. Jolanda perçut le mouvement de recul de Farkas comme le signal du retour d’Enron et elle se redressa à son tour, sans pouvoir faire disparaître en si peu de temps le rouge de son visage et le brillant de ses yeux. L’excitation, le bon vieux désir suintaient par tous les pores de sa peau. Enron en conçut de l’irritation, mais cela stimula en lui l’esprit de compétition. Farkas peut bien faire du plat à Jolanda derrière mon dos, se dit-il, plus jamais il ne la touchera. Alors que moi, en rentrant à l’hôtel, je vais la baiser comme personne ne l’a jamais baisée.

— Tu as l’air contrarié, fit Jolanda. Mauvaises nouvelles ?

— Si l’on veut. C’était un message de Dudley. Son père est au plus mal et il doit regagner la Terre sans délai. Nous ne pourrons donc pas déjeuner avec lui demain.

— C’est bien dommage.

— Assurément. Un si gentil garçon… Je suis très triste pour lui. Il faudra l’appeler dès notre retour, n’est-ce pas ?

— Absolument, dit Jolanda.

Au moment où Enron s’asseyait, Farkas se leva.

— Voulez-vous m’excuser ? fit-il en souriant. Je reviens tout de suite.

Enron suivit Farkas des yeux pendant qu’il traversait la salle, en se demandant si le Hongrois avait réussi à déchiffrer le sens caché de ce qu’il venait de dire et s’il n’allait pas, lui aussi, téléphoner à quelqu’un. Mais, non, l’aveugle allait simplement aux toilettes.

— Il est dans le bain, j’en suis certain, déclara Enron en se retournant vers Jolanda. Il est venu préparer le terrain pour le compte de Kyocera et apporter dans l’ombre un soutien musclé à ton ami. Cela ne fait aucun doute.

— Et il pense que tu fais la même chose pour Israël, dit Jolanda.

Quelle idée absurde ! songea Enron en écarquillant les yeux. Cette femme est extraordinaire. Son cerveau de colibri est constamment en mouvement et part dans les directions les plus inattendues.

Mais la pensée troublante qu’elle pût être dans le vrai lui effleura l’esprit.

— C’est ce qu’il t’a dit pendant que j’étais au téléphone ? demanda-t-il avec une pointe d’inquiétude dans la voix.

— Bien sûr que non. Mais j’ai vu qu’il le pensait. Il est convaincu qu’Israël finance l’opération en sous-main, comme tu l’es que Kyocera tire les ficelles.

Enron éprouva un énorme soulagement. Ce n’était donc qu’une hypothèse produite par son esprit confus.

— Eh bien, il se trompe, fit Enron.

— Et si vous vous trompiez tous les deux ? Si personne ne finançait le projet en sous-main ?

— Tu ne connais rien à ces choses-là, lança Enron dans un nouvel accès d’irritation.

— C’est vrai, acquiesça Jolanda. Je ne suis qu’une grosse vache stupide et rien d’autre. Tu n’as d’admiration que pour mes tétons.

— Jolanda, je t’en prie !

— Je reconnais que j’ai de beaux tétons. De nombreux hommes me l’ont dit et il ne me viendrait pas à l’idée de prétendre le contraire. Mais ce n’est pas tout, Marty, tu peux-me croire. Si tu as de la chance, tu le découvriras peut-être.

— Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. J’ai le plus grand respect pour…

— Bien sûr ! Je n’en doute pas !

Jolanda leva les yeux au-dessus de l’épaule d’Enron. Farkas venait de réapparaître et se tenait juste derrière lui.

— Que diriez-vous de dîner maintenant ? demanda le Hongrois avec affabilité. Comme je l’ai dit, il m’est arrivé plusieurs fois de prendre un repas ici. Si vous me permettez de vous recommander un ou deux plats…

20

Il tombait des cordes quand le Tonopah Maru entra dans la baie de San Francisco, son iceberg en remorque. Quelle chance, songea Carpenter, que la première pluie depuis une éternité tombe avec une telle profusion sur San Francisco le jour même où le remorqueur arrive avec son énorme provision d’eau qui vient s’ajouter aux réserves locales !

Toute la seconde moitié du retour, ils avaient navigué sous un ciel implacable, sans un nuage, sans la moindre trace de ces masses omniprésentes de vapeur d’eau qui congestionnaient et blanchissaient le ciel la majeure partie du temps, sur la majeure partie de la planète. C’était l’un des effets de serre, cette augmentation de la vapeur d’eau atmosphérique qui contribuait à amplifier le réchauffement relativement limité provoqué par le dégagement de CO2 et autres gaz à effet de serre. Mais, de manière inexplicable, jour après jour, le ciel était resté immaculé au-dessus du Tonopah Maru et le soleil s’était acharné sur l’iceberg. Malgré sa couche protectrice, la montagne de glace avait cédé à la mer une partie de sa substance sous ces assauts quotidiens.

Mais il en restait encore beaucoup pour San Francisco et le voyage touchait à sa fin. Le remorqueur s’engagea sous le vénérable pont du Golden Gate, avec dix-sept ou dix-huit kilotonnes de la calotte glaciaire antarctique dans son sillage, sous un ciel bouché, battu par les bourrasques de pluie, noyé sous le déluge qui s’abattait avec furie sur la cité et sa baie.

— Regardez-moi ça, lança Hitchcock, qui se tenait sur le pont, près de Carpenter, sous les cataractes. Ça, c’est de la pluie.

— Magnifique, fit Carpenter. Splendide.

Les mots n’étaient peut-être pas bien choisis. Le déluge soulevait des nuages de saleté dans les rues de la cité, balayait les amas de poussière accumulée depuis des mois, voire des années, et les projetait en l’air, de sorte que la pluie torrentielle devenait de plus en plus crasseuse à mesure que retombait la profusion de cochonneries souillant l’air. Le ciel versait des flots d’ordures. En effet, se dit Carpenter, c’est très beau, très joli à regarder.

Il avait appris en travaillant au service météo de Samurai qu’il existait sur la planète certains endroits où une pluie bienfaisante, purifiante et fertilisante tombait tous les jours ou presque : la frange orientale du bassin méditerranéen, la région céréalière du Saskatchewan ou encore les plaines de Sibérie. Ce n’était pas le cas ici. La pluie était si rare sur la côte Ouest que c’était plus une gêne qu’autre chose quand elle se décidait enfin à tomber, généralement avec une abondance ridicule, comme ce jour-là. Les précipitations, d’une fréquence insuffisante pour maintenir les réserves d’eau à un niveau satisfaisant, servaient essentiellement à désagréger le magma chimique accumulé dans les rues et sur les routes pour en faire des toboggans de foire, à creuser d’affreux ravins sur les flancs desséchés et pelés des collines à l’est de la baie et à brasser la crasse pulvérulente qui emplissait la ville, déplaçant les saloperies sans les faire disparaître.