Peu importait. Il était arrivé à bon port, avec son chargement. Le voyage était donc une réussite, à part la petite tache que représentait l’incident du calamarier. Et Carpenter s’efforçait de ne pas y penser.
Il alla se mettre à l’abri dans la bulle de la poupe. Caskie s’y trouvait, devant un tableau de contrôle.
— Donnez-moi le bureau de Samurai, au port d’Oakland, voulez-vous ? Il faut que je sache à quel quai je dois livrer notre marchandise. Je prendrai l’appel dans ma cabine.
— Bien, monsieur. Tout de suite, monsieur !
— Monsieur ? répéta Carpenter.
Personne ne lui avait jusqu’alors donné du monsieur à bord du Tonopah Maru et il y avait quelque chose d’assez irréel et d’étrangement insolent dans la manière dont Caskie venait de le faire. Mais l’agile petite opératrice radio était déjà partie ventre à terre, pour établir la communication téléphonique.
Carpenter descendit dans sa cabine où l’opérateur du port d’Oakland l’attendait déjà sur le petit viseur du communicateur mural.
— Ici le capitaine Carpenter, commença-t-il. Je vous informe de l’arrivée du Tonopah Maru avec iceberg d’une masse supérieure à dix-sept cents kilotonnes. Je demande des instructions pour l’accostage.
L’opérateur du port lui indiqua le numéro du quai le long duquel il devait amener son iceberg.
— Vous avez ordre de vous présenter au Hangar administratif 14, ajouta l’androïde, aussitôt après la transmission de votre commandement aux autorités portuaires.
— La transmission de mon commandement ?
— C’est exact, capitaine. Vous serez relevé par le capitaine Swenson et vous vous rendrez immédiatement au Hangar administratif 14 pour une audition préliminaire 442.
— Je ne comprends pas.
— Vous serez relevé par le capitaine Swenson et vous vous rendrez…
— Oui, j’ai entendu. Vous avez dit « 442 » ?
— C’est exact. Il y aura une 442, capitaine.
Carpenter était perplexe. Que pouvait bien être une 442 ? Mais l’androïde ne put qu’user de périphrases, sans lui donner de réponses claires. Au bout d’un moment, il coupa le communicateur et remonta sur le pont.
— Hitchcock ?
Le navigateur tourna vers l’ouverture de la bulle son visage d’un noir d’ébène, au poil grisonnant.
— Vous m’avez appelé, monsieur ?
Encore monsieur. Décidément, il y avait quelque chose qui clochait.
— Hitchcock, qu’est-ce qu’une 442 ?
La physionomie de Hitchcock demeura impassible, presque hautaine, mais une lueur étrange passa dans son œil globuleux, d’un blanc saisissant, injecté de sang.
— Une accusation de manquement, monsieur.
— De manquement ?
— Violation des règlements. Oui, c’est un manquement, monsieur.
— Vous m’avez dénoncé ? Pour cette histoire du Calamari Maru ?
— C’est l’audition qui établira si…
— Répondez-moi !
Carpenter eut envie de saisir Hitchcock par le devant de sa chemise et de l’envoyer dinguer contre le bastingage. Mais il se garda bien de le faire.
— M’avez-vous dénoncé, oui ou non ?
— Nous tous, monsieur, répondit Hitchcock, le regard serein.
— Tous ?
— Rennie. Nakata. C’est Caskie qui a envoyé le message en notre nom à tous.
— Quand avez-vous fait cela ?
— Il y a quatre jours. Nous avons dit que vous aviez abandonné en mer un groupe de marins en détresse.
— Je ne peux pas le croire. Vous avez dit que j’ai aban…
— C’était très grave, monsieur. C’était une violation du respect humain élémentaire.
Hitchcock était d’un calme effrayant. Il semblait s’être enflé pour atteindre six fois sa taille normale : un monstre de rectitude et d’intégrité.
— Il était de notre devoir, monsieur, d’informer les autorités de ce manquement aux usages maritimes.
— Foutu salopard hypocrite ! lança Carpenter. Vous savez aussi bien que moi que nous n’avions de place pour aucun d’eux à bord de ce bateau !
— Oui, monsieur, fit Hitchcock d’une voix qui semblait venir d’une autre galaxie. Je comprends, monsieur. Quoi qu’il en soit, ce manquement a été commis et il nous incombait de le signaler.
Manquement ! Incombait ! Hitchcock employait d’un seul coup le vocabulaire d’un maître d’école. Un son inarticulé resta coincé au fond de la gorge de Carpenter. Il mourait d’envie de jeter Hitchcock par-dessus bord. Rennie et Nakata venaient d’apparaître et observaient la scène de loin, sans se soucier de la pluie. Carpenter se demanda quel numéro portait le manquement qui consistait à jeter devant témoins son navigateur dans la baie de San Francisco.
Il comprenait maintenant que c’était une folie de leur avoir ordonné d’oublier l’abandon en pleine mer de l’équipage du Calamari Maru. Ils pouvaient obéir, mais jamais oublier. Et la seule manière dont ils pouvaient dégager leur responsabilité de ce qu’il avait décidé au cœur du Pacifique était de le dénoncer.
Carpenter revint en esprit au moment où, sur la mer houleuse, ils avaient vu se diriger vers eux les trois canots du navire en perdition. Il se remémora son insensibilité, l’incrédulité de Hitchcock.
En repassant la scène dans son esprit, Carpenter eut du mal à croire qu’il avait pu agir ainsi. Il avait abandonné les marins à une mort certaine, il leur avait tourné le dos pour s’éloigner toutes voiles dehors. Oui, un manquement.
Et pourtant…
Et pourtant, il n’avait pas eu le choix. Le remorqueur était trop petit. L’iceberg commençait à fondre. Ils n’avaient pas assez de provisions pour toutes ces bouches supplémentaires, ni d’Écran en quantité suffisante, ni de place pour loger des passagers, ne fût-ce qu’un ou deux…
Il expliquerait tout cela lors de l’audition 442. Il dirait qu’il fallait juger la situation non du point de vue de l’éthique, mais dans son contexte. Ce monde est une belle saloperie, c’est ce que Hitchcock avait dit au moment où Carpenter donnait l’ordre de ne pas s’occuper des dinghys. C’était bien vrai. On était parfois contraint par cette belle saloperie de monde de faire de belles saloperies. Carpenter comprenait que son attitude avait pu paraître insensible. Mais qui sait s’ils n’auraient pas tous péri, sauveteurs comme naufragés ? Il aurait risqué de perdre son iceberg, peut-être même son bateau, s’il avait tenté de…
Tous les regards étaient braqués sur lui. Tous les visages souriaient.
— Allez vous faire foutre ! lança-t-il. Vous ne comprenez rien à rien !
Il regagna sa cabine, leur lançant un regard mauvais au passage.
Le Hangar administratif 14 n’était pas un hangar, mais une sorte de salle tubulaire, un long et étroit ruban d’acier gris terne, relié presque au petit bonheur à l’un des niveaux supérieurs de l’enchevêtrement labyrinthique de bâtiments et de passerelles qui constituait le centre opérationnel du port d’Oakland.
L’audition n’était pas non plus véritablement une audition. Certainement pas au sens littéral du mot, car Carpenter ne prononça pas plus de deux ou trois courtes phrases. Non, il s’agissait plutôt de la notification des mesures prises contre lui ; la lecture d’un acte d’accusation, en quelque sorte. Un fonctionnaire du port présidait la séance, un type au teint terreux, qui paraissait s’ennuyer ferme, du nom d’O’Reilly, ou O’Brien, ou O’Leary, bref, un patronyme irlandais… Mais Carpenter n’entendit le nom qu’au commencement et l’oublia presque aussitôt, ne gardant en mémoire que les consonances. Tout au long de l’audition, le fonctionnaire garda presque constamment le nez sur son viseur, ne levant la tête que de loin en loin. Carpenter avait l’impression que cet O’Reilly, ou O’Brien, présidait deux ou trois séances en même temps, qu’il recevait des informations de plusieurs terminaux tout en écoutant d’une oreille distraite les huissiers au débit monotone.