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Carpenter conservait malgré tout au fond de lui un reste de confiance. Les paroles de Nick Rhodes résonnaient encore dans son esprit.

La Compagnie te couvrira. Samurai ne voudra pas rendre public le fait que le capitaine de l'un de ses navires a abandonné à la mort un groupe de naufragés… et ils arrangeront le coup avec la justice pour obtenir un non-lieu et enterrer l’affaire, avant de te muter au service météo ou ailleurs.

Ils vont étouffer le scandale et faire comme si rien ne s’était passé en mer entre ton bateau et celui de Kyocera.

J’en suis certain, Paul.

J’en suis certain, Paul.

J’en suis certain, Paul.

— Pièce à conviction C, annonça O’Reilly. La déposition du capitaine Kovalcik.

Quoi ?

C’est bien elle qui apparut sur l’écran, visage impénétrable, regard glacial, Kovalcik en personne. Elle n’avait donc pas péri dans son canot. Non, elle était là, bien vivante, la mine renfrognée, et elle faisait un récit terrible de survie en mer, de privations et de tourments, jusqu’au sauvetage par un patrouilleur de la Marine. La moitié de son équipage n’avait pas survécu. Tout cela parce que le capitaine du remorqueur d’icebergs de Samurai n’avait pas voulu lever le petit doigt pour les sauver.

Carpenter ne put que reconnaître que c’était une accusation accablante. Kovalcik ne dit pas un mot sur la mutinerie qu’elle avait dirigée ; elle passa sous silence le fait que, si le Calamari Maru avait sombré, c’était la conséquence directe de son incompétence à elle, qui avait décidé de rester à proximité du monstrueux iceberg captif ; elle omit de mentionner que Carpenter avait expliqué que son navire n’était pas en mesure d’accueillir une telle quantité de passagers. Elle concentra toute sa déposition sur l’appel à l’aide qu’elle avait lancé et l’insensibilité de Carpenter qui l’avait rejeté. Quand Kovalcik eut terminé, son image effrayante continua de le fixer d’un regard noir, comme si elle s’était gravée dans l’écran même du viseur.

— Capitaine Carpenter ? lança O’Reilly.

Il allait enfin avoir l’occasion de se faire entendre.

Il se leva et prit la parole pour faire, une fois de plus, le sinistre récit des événements, les injonctions au navire de Kovalcik, les signes de la mutinerie, les officiers reclus et drogués, sa proposition de les prendre à son bord, puis l’engloutissement de l’autre navire et les trois canots dansant sur les flots agités. En s’écoutant parler, Carpenter fut frappé par le manque de solidité de ses arguments. Bien sûr qu’il aurait dû les prendre à son bord, quelles qu’en fussent les conséquences. Même si tout le monde était mort de faim avant de toucher le port. Même si les réserves d’Écran s’étaient épuisées en une journée et demie, et s’ils avaient tous eu la peau, la chair et les muscles brûlés en profondeur. Ou alors, il aurait dû demander à un autre navire de leur venir en aide. Mais il poursuivit, reprenant en détail le film des événements, se justifiant derechef des accusations, invoquant ses devoirs et l’impossibilité de prendre les naufragés à son bord, affirmant de nouveau sa contrition et son repentir.

Soudain, il n’eut plus rien à ajouter et demeura muet devant l’irlandais et le greffier.

Il y eut un silence assourdissant. Qu’allait-il se passer à présent ? Un verdict ? Une sentence ?

O’Reilly abattit son marteau devant lui. Puis il tourna la tête, comme pour étudier le dossier de l’affaire suivante sur son bureau.

— Que dois-je faire, attendre ? demanda Carpenter.

— La séance est levée, annonça le greffier en rassemblant une liasse de chemises.

Il parut se désintéresser totalement de lui, en supposant qu’il lui eût jamais porté de l’intérêt.

Quand Carpenter sortit, personne ne lui dit un mot.

Dès son arrivée au Dunsmuir, une demi-heure plus tard, il appela Tedesco au numéro que Samurai lui avait donné. Il s’attendait à être renvoyé de poste en poste, mais, à son grand étonnement, Tedesco apparut presque aussitôt sur le viseur.

— Vous n’étiez pas là ! commença Carpenter. Pourquoi n’êtes-vous pas venu ?

— Ma présence n’était pas requise. J’ai pris connaissance du procès-verbal.

— Déjà ? Vous n’avez pas perdu de temps. Et qu’allez-vous faire maintenant ?

— Faire ? Qu’y a-t-il à faire ? Vous avez été condamné à une amende pour négligence. Le Port vous a retiré votre permis de navigation. Kyocera va très vraisemblablement nous poursuivre en justice pour avoir laissé ses marins périr dans le Pacifique et cela risque de nous coûter très cher. Nous allons attendre de voir ce qui se passe.

— Vais-je être rétrogradé ? demanda Carpenter.

— Vous ? Vous allez être viré, oui.

— Comment… Viré ?

Carpenter eut l’impression de recevoir un coup de poing au creux de l’estomac. Il essaya de reprendre son souffle.

— Vous m’avez dit, avant la première audition, que la Compagnie me soutenait. Et je suis viré ? C’est ce que vous appelez soutenir quelqu’un ?

— Les choses ont changé, Carpenter. Nous ne savions pas alors qu’il y avait des survivants. L’existence de survivants change toute la situation, vous ne croyez pas ? Kyocera réclame votre tête, et nous la leur apporterons sur un plateau. Nous vous aurions probablement gardé s’il n’y avait pas eu de survivants, si c’était demeuré une affaire interne entre Samurai et le port d’Oakland – votre parole contre celle de votre équipage, la qualité du jugement d’un officier et rien d’autre –, mais aujourd’hui des accusateurs outragés apparaissent, qui portent la chose sur la place publique. Il y aura du grabuge. Comment pourrions-nous vous garder, Carpenter ? Nous aurions pu étouffer le scandale et vous seriez resté avec nous, mais ce n’est plus possible, pas avec des survivants qui prennent la parole et nous traînent dans la boue. Vous croyez donc que nous pourrions vous confier une nouvelle affectation ? Votre nouvelle affectation consistera à vous chercher du boulot, Carpenter. Vous avez un préavis de trente jours et vous pouvez vous estimer heureux. Un conseiller en licenciement vous informera de vos droits. D’accord, Carpenter ? Vous voyez le tableau ?

— Je ne m’attendais pas…

— Non, je suppose que vous ne vous attendiez pas à ça. Je suis navré, Carpenter.

Abasourdi, respirant d’une haleine courte et saccadée, Carpenter garda les yeux fixés sur le viseur, longtemps après que l’écran fut devenu noir. La tête lui tournait. Il n’avait jamais éprouvé un tel sentiment de dévastation intérieure. Comme si un trou s’était ouvert dans le sol de la planète, un trou dans lequel il venait de basculer… et il tombait… il tombait…

Il parvint petit à petit à se calmer un peu.

Il resta assis un moment, inspirant profondément, s’efforçant de ne penser à rien. Puis, machinalement, il commença à composer le numéro de Nick Rhodes.

Non.

Non, pas maintenant. Rhodes compatirait à son désarroi, bien sûr, mais n’avait-il pas dit à mots couverts que son ami portait la responsabilité de ce qui était arrivé. Carpenter n’avait pas besoin de ce genre de discours.