— Ah bon ?
— Nous devons avoir une autre petite conversation. Il reste quelques points de détail abordés hier soir, sur lesquels j’aimerais revenir.
Enron sembla réfléchir à cette proposition. Mais son apparence vitreuse demeura parfaitement lisse ; Farkas ne pouvait avoir une idée précise des opérations de la pensée de l’Israélien. Enron se protégeait trop bien. Impossible pour Farkas, qui ne disposait que de l’image du viseur, de percevoir les fluctuations de ses émanations. Il lui aurait fallu être directement en contact avec l’Israélien pour déceler des nuances de cette sorte.
— Nous pensons repartir sur la Terre en fin de journée ou demain, par la première navette, dit Enron au bout d’un moment.
— Dans ce cas, nous avons tout le temps de nous voir, n’est-ce pas ?
— C’est important, dites-vous ?
— Très.
— Cela a un rapport avec Jolanda ?
— Pas le moins au monde. Jolanda est une femme tout à fait séduisante, mais nous avons à discuter de choses plus importantes que de savoir qui couche avec qui.
Cette fois, Farkas remarqua une brillance accrue de l’image d’Enron, un éclat plus vif de la colonne de verre.
— Où voulez-vous que nous nous retrouvions ? demanda Enron.
— Cité d’El Mirador, Rayon D, répondit Farkas, choisissant ce lieu au petit bonheur. Le café La Paloma, sur la place centrale, dans trois quarts d’heure.
— Un peu plus tôt, si possible.
— Alors, disons une demi-heure.
Enron était déjà là quand Farkas arriva, cinq minutes avant l’heure convenue. À ce moment de la matinée, la place était calme, beaucoup plus vide que le jour où Farkas et Juanito étaient venus y trouver Wu Fang-shui. Enron était assis en terrasse, à l’une des tables de devant, immobile comme une sculpture, sans laisser transparaître le moindre signe de nervosité. Mais il était tendu, comme un ressort bandé ; Farkas en eut conscience à trente pas.
Il prit place en face de l'Israélien et commença sans préambule.
— Il existe un projet, formé par des Californiens, en vue de renverser le pouvoir établi sur ce satellite. Vous en avez parlé hier soir.
Enron garda le silence.
— Vous avez dit, poursuivit Farkas, que le meilleur moyen de réaliser ce projet serait peut-être de conjuguer nos efforts. Une grande entreprise et un pays prospère qui fourniraient de moitié les capitaux nécessaires.
— Au fait, fit Enron. Vous n’avez pas besoin de me rappeler ce que j’ai dit.
— Très bien. Voici où je veux en venir : est-ce une proposition que vous m’avez faite ? Votre gouvernement souhaite-t-il une association dans cette entreprise ?
Enron se pencha sur la table, soudain très attentif. Le rythme de sa respiration avait changé. Farkas compris qu’il avait touché juste.
— Peut-être, dit l’Israélien. Et vous ?
— C’est très possible.
— Quel est votre échelon, Farkas ?
— Neuf.
— Pas assez élevé pour donner le feu vert à une action de cette envergure.
— Mais assez pour la mettre en branle.
— Oui. Oui, sans doute. Bien entendu, vous êtes habilité à vous engager aussi loin que vous l’avez déjà fait ?
— Bien entendu, répondit Farkas sans hésiter.
— Il faut que je regagne la Terre pour prendre contact avec certaines personnes, poursuivit Enron. Ce n’est pas une question d’autorité, mais d’informations. Il faut que j’en obtienne un peu plus. Après quoi, nous pourrions nous retrouver et nous mettre d’accord. Je peux vous avouer, Farkas, que c’est précisément pour cette raison que je suis venu à Valparaiso Nuevo.
— Excellent, fit Farkas. Je vois que nous suivons des voies convergentes. J’aime ça. Nous en reparlerons bientôt.
— Oui, très bientôt.
La conversation était terminée, mais ni l’un ni l’autre ne firent mine de se lever. Enron paraissait encore extrêmement tendu, peut-être plus qu’avant. Un silence suivit, juste assez long pour passer à un autre sujet.
— Vous savez que vous fascinez Jolanda, fit l’Israélien. Cela arrive-t-il souvent que des femmes aient ainsi le béguin pour vous ?
— Assez souvent.
— J’aurais plutôt imaginé, avec vos yeux et tout…
— Tout au contraire, répliqua Farkas. Nombre d’entre elles semblent trouver cela attirant. Vous ne m’en voulez pas trop ?
— Un peu, répondit Enron. Je vous l’avoue. Après tout, j’ai l’esprit de compétition, comme tout mâle qui se respecte. Mais, au fond, cela ne m’ennuie pas vraiment. Ce n’est pas comme si elle m’appartenait. Et puis, c’est moi qui lui ai demandé de vous faire des avances. Pour attirer votre attention, pour entrer en contact avec vous.
— Je vous en suis reconnaissant. Je veux bien mordre à l’hameçon, quand l’appât est de cette qualité.
— Je ne croyais pas qu’elle se montrerait si enthousiaste, c’est tout.
— Elle me donne l’impression d’être le genre de femme à s’enthousiasmer très vite.
Farkas commençait à se sentir mal à l’aise. Peut-être était-ce l’intention de l’Israélien. Il se leva.
— J’attends de vos nouvelles avec une vive impatience, dit-il.
Quand Enron rentra à l’hôtel, il trouva Jolanda dans la chambre. Il avait laissé un mot pour lui indiquer qu’il avait reçu un coup de fil imprévu de Farkas et était allé rejoindre le Hongrois sur un autre rayon.
— Que voulait-il ? demanda Jolanda. Ou bien s’agit-il d’histoires d’espions dont je ne suis pas censée me mêler ?
— Tu es déjà au courant de pas mal de choses, répondit Enron. Autant que tu en saches un peu plus long. Il m’a proposé une association avec Kyocera pour le coup d’État.
— Il te l’a proposée ? À titre personnel ?
— Tu sais bien de quoi je parle. Israël. Il n’a pas tourné autour du pot et m’a tout de suite demandé si nous serions d’accord pour nous mettre de moitié dans l’affaire.
— Qu’as-tu répondu ?
— Que nous étions d’accord, bien sûr. Que c’est précisément ce que j’étais venu arranger à Valparaiso Nuevo. Mais je lui ai dit qu’il fallait d’abord que je retourne sur la Terre pour obtenir d’autres renseignements. Il doit imaginer que je parlais de mon gouvernement, que je voulais avoir confirmation de l’intérêt qu’il porte à l’affaire. En réalité, ce dont j’ai besoin, c’est de parler à ton Davidov. Avant d’en référer à Jérusalem, il est essentiel pour moi de savoir ce qu’il a convenu avec Farkas.
— Tu n’auras pas besoin de retourner sur la Terre pour cela, déclara Jolanda. Moi aussi, j’ai reçu un coup de fil imprévu ce matin.
— Comment ? De qui ?
— Il est encore là, déclara-t-elle en se rengorgeant, avec un air profondément satisfait qui frappa Enron. Je parle de Davidov. Il a dit qu’il nous avait vus hier soir, pendant notre dîner avec Farkas, dans le restaurant de Cajamarca.
— Il nous a vus, répéta Enron avec stupéfaction. Il était là ? Non, c’est impossible ! Il est parti, il est retourné sur la Terre !
— Il est là, Marty. Il me l’a affirmé. J’ai parlé avec lui il y a une demi-heure. C’est bien son visage que j’ai vu sur le viseur. Un visage presque aussi caractéristique, à sa manière, que celui de Farkas. Je lui ai dit que tu voulais le voir et il m’a répondu que c’était d’accord, que tu pouvais aller le retrouver quelque part sur le Rayon A, dans une des fermes. J’ai noté les coordonnées.
— Il est reparti, insista Enron. Kluge me l’a juré. Il a utilisé des faux noms dans ces différents hôtels, puis il a repris la navette pour la Terre avec ses trois amis.