Выбрать главу

Il roulait dans un paysage de vallées bleutées, enveloppées dans un linceul de poussière miroitante, et de buttes arides, arrondies et roussâtres, sur lesquelles, de loin en loin, la silhouette isolée d’un vieux chêne gigantesque, couronnée d’un dôme de verdure, se dressait telle une sentinelle. Au-dessus s’étendait l’immensité du ciel d’un bleu implacable, semé de rares nuages floconneux. La pluie battante tombée pendant plusieurs jours sur la région de la baie et le reste du littoral ne contribuerait en rien à reconstituer les réserves d’eau de San Francisco. Les principaux réservoirs se trouvaient là, dans les terres, dans ces montagnes et ces collines ; pas une goutte de pluie ne les remplissait, la neige ne serait pas stockée en altitude, en vue d’une utilisation ultérieure.

Tout était extrêmement tranquille dans cette région. La pollution industrielle avait étouffé la plupart des villes de banlieue dans cette partie de la vallée du Sacramento et, plus à l’est, le tarissement de la nappe phréatique au long des années de sécheresse avait porté un coup fatal aux exploitations agricoles. Carpenter savait qu’encore plus loin se trouvaient les villes fantômes bâties par les chercheurs d’or, avant l’imposante et gigantesque muraille de la sierra Nevada à laquelle succédaient les étendues désolées du Nevada. Après avoir franchi les montagnes, il lui faudrait rouler dans le désert pendant une journée et demie.

Et pourtant… et pourtant…

C’était une contrée magnifique, pour qui savait trouver la beauté dans la solitude et l’aridité. La disparition des banlieues et des fermes avait provoqué un retour à une tranquillité quasi préhistorique dans la vallée du Sacramento. C’est peut-être à quoi ressemblait le paysage il y a mille ans, se dit Carpenter – si l’on faisait abstraction des fondations de constructions remontant aux XIXe et XXe siècles et évoquant Pompéi, et des murets de pierres sèches délimitant les terrains, une multitude de lignes d’un blanc grisâtre, montant à mi-jambes, qui s’entrecroisaient dans les champs d’herbe sèche et épousaient les contours des élévations de terrain, petites taches sur la terre, restes presque imperceptibles d’anciennes constructions. Mais ils n’étaient pas dépourvus d’un certain charme, antique et paisible. Empreintes d’un passé lointain, vestiges d’un monde disparu. Et l’air y semblait calme et limpide, comme on pouvait imaginer qu’il l’était dans les siècles précédents.

Carpenter n’était pas dupe. Cet air calme était aussi nocif que n’importe où ailleurs. Peut-être plus même, car les substances toxiques, jamais chassées par le vent dans cette zone de stagnation atmosphérique constante, restaient sur place et s’accumulaient ; si l’on y demeurait trop longtemps, on avait les poumons qui se décomposaient dans la poitrine. Cela se voyait aux arbres de cette région champêtre, quand on se donnait la peine de regarder attentivement. Branches aux angles bizarres, rameaux armés de piquants, feuilles clairsemées, aux formes torturées, toutes sortes de déformations génétiques provoquée ? depuis des siècles par la diminution de la couche d’ozone, l’augmentation des traces d’aluminium et de sélénium dans le sol et autres formes réjouissantes d’agression contre l’environnement.

L’air, le sol et l’eau de notre planète, se dit Carpenter, sont devenus un milieu de culture pour l’anti-vie : une zone de fertilité négative, détruisant tout ce qu’elle touche. Peut-être une forme mutante de non-vie finirait-elle par évoluer et se développer dans ce nouveau milieu, une sorte d’être vivant fondamentalement mort, qui serait capable de poursuivre ses activités métaboliques au-delà de l’existence et de se reproduire après la mort, une créature respirant des poisons corrosifs et faisant circuler des quantités d’hydrocarbures dans ses artères invulnérables.

Carpenter restait tranquillement au volant, laissant la voiture faire tout le travail et suivre la route qui s’élevait régulièrement sur les flancs de l’épine dorsale de la Californie.

À mesure que les heures s’écoulaient, les dernières traces de la civilisation s’effaçaient. Il avait atteint les contreforts de la chaîne montagneuse, où l’on construisait généralement des maisons de bois dont il ne subsistait pratiquement aucun vestige. Le feu s’était chargé de les faire disparaître : la succession naturelle des incendies de forêt ravageant les agglomérations désertes chaque année, à la saison sèche, avait nettoyé le pays de toute présence humaine.

Tout était paisible. Un monde vide s’étendait devant lui.

Le contraste était total avec l’agitation et la population dense de San Francisco et de toutes les zones urbaines cauchemardesques qui s’étiraient le long de la côte d’une manière presque ininterrompue jusqu’au grand Bélial, la Bête aux Mille Têtes, la cité de Los Angeles. À la seule évocation de ce nom, Carpenter tressaillit. Tache monstrueuse dans le paysage, trou noir pullulant d’une indicible laideur, où des millions d’âmes tourmentées s’entassaient malgré la chaleur indescriptible et l’air si fétide qu’on aurait pu le découper en tranches…

Los Angeles, sa ville natale…

Carpenter se souvenait de son grand-père qui lui racontait des histoires de son jeune temps, dans un monde encore vivable, souvenirs nostalgiques du Los Angeles d’antan, d’une époque révolue… La fin du XXe siècle, peut-être. Ou le début du XXIe. Un paradis perdu, telle était l’expression du vieillard, un lieu où la brise soufflant de l’océan était fraîche et pure, où le temps était clément et la vie agréable. Parcs et jardins luxuriants, maisons spacieuses, ciel miroitant, neige sur les cimes en hiver, derrière Pasadena et San Gabriel. Il arrivait encore à Carpenter de visiter en rêve ce Los Angeles disparu : la ville magnifique, d’avant la pollution, dans un passé révolu, par exemple les années 1990, lointaines, inaccessibles, avant que le ciel ne referme implacablement son étreinte sur la planète. Il espérait que ce n’était pas seulement le fruit de l’imagination du vieillard, une fable sénile et romantique de son invention. Il espérait que les choses avaient vraiment été telles que son grand-père les décrivait. Il en avait la certitude. Mais ce passé n’était plus et jamais ne reviendrait.

Continue à rouler. Continue vers l’est.

Des éclairs s’entrecroisèrent dans la voûte vide et surchauffée du ciel, une ligne brisée d’une blancheur aveuglante qui en coupait une autre. Carpenter savait que cela n’avait pas d’importance. Ce n’était que Zeus qui se raclait la gorge. Les éclairs, provoqués par des écarts de température, n’étaient jamais ou presque accompagnés de pluie. Tout ce qui pouvait survenir était le feu qui taillerait son chemin au scalpel dans la prairie, un chemin qui irait s’élargissant.

Les arbres étaient différents. Les chênes avaient été remplacés par des pins élancés et d’autres essences, à la frêle silhouette argentée, peut-être des trembles. La vieille route était bordée d’arbustes rabougris. Il ne voyait aucun autre véhicule. Il était le dernier survivant de la planète. De loin en loin, là où la terre avait été ravagée par des incendies récents, des forêts de troncs nus et noircis s’étendaient dans toutes les directions, sur le sol calciné.