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Après quelques heures de route au-delà des montagnes rutilantes, il vit de nouveau des signes de peuplement humain. Pauvres fermes miteuses, misérables logis délabrés, granges effondrées qui paraissaient avoir cinq siècles. Leurs habitants ne devaient pas être très accueillants. Carpenter traversa la région sans s’arrêter. Après les fermes éparses, il trouva une bourgade poussiéreuse et, un peu plus loin, une ville qu’il laissa derrière lui. Une brume grisâtre voilait le paysage maussade. Même dans la voiture hermétiquement close, il percevait la chaleur de l’intérieur des terres, le brouillard de l’Amérique de l’intérieur, la pointe des tentacules de cette masse oppressante qui pesait sur le centre de la nation avec l’indifférence de la force brutale. L’air était comme un poing fortement serré. Carpenter savait que, s’il arrêtait la voiture et en descendait, il serait frappé par le souffle torride d’une chaleur saharienne.

Vers la fin de la matinée, il appela Nick Rhodes, juste pour lui raconter ce qui était arrivé, lui dire où il se trouvait et où il allait. Il n’avait pas voulu parler à Nick la veille, mais maintenant cela ne lui semblait pas bien de disparaître comme ça, sans un mot. Sinon, quand Rhodes découvrirait que Carpenter avait été viré de chez Samurai, il pourrait s’imaginer que son ami avait mis fin à ses jours. Carpenter ne voulait pas que cela se produise.

L’androïde du bureau de Rhodes l’informa que le docteur était en conférence.

— Dites-lui que Paul Carpenter a appelé, fit Carpenter, légèrement soulagé. J’ai quitté la Compagnie à la suite de certains événements récents et je me rends à Chicago où je passerai quelques jours chez une amie. Je le rappellerai quand je saurai quels sont mes projets, après Chicago.

Il éluda la question de l’androïde qui demandait à quel numéro on pouvait le joindre. Dans l’immédiat, il trouvait suffisante cette reprise de contact avec la vie qu’il avait laissée derrière lui.

Carpenter espérait arriver à Chicago au milieu de la nuit, au plus tard à l’aube. La voiture ne donnait aucun signe de fatigue. Il n’avait rien d’autre à faire que de rester tranquillement assis au volant et de laisser les kilomètres défiler joyeusement, par centaines. Ses provisions de bouche étaient presque épuisées, mais, par ailleurs, il n’avait pas grand appétit. Oui, rester tranquillement assis, pendant que les kilomètres défilaient.

Il traversa d’interminables étendues de terres dévastées, à l’abandon : monceaux de scories, tas de cendres, landes désolées. De la fumée montait du sol de place en place : des restes d’anciens feux couvaient encore, un monde souterrain se consumait mystérieusement. Une obscure forêt d’arbres morts traçant une longue bande roussie sur une suite de collines aux versants raides, d’où dégringolait un remonte-pente rouillé. Un lac à sec. Une étendue de terre grise et morte, un enchevêtrement de fils métalliques tordus et noircis, des entassements de voitures au rebut ; à l’arrière-plan, le squelette subsistant d’une ville abandonnée, charpentes dénudées, châssis de fenêtres pareils à des orbites vides.

Le paysage devenait insensiblement plus plat. L’air était d’un gris tirant sur le brun. Carpenter entrait dans le désert de poussière, le cœur aride et désolé du continent, là où s’étendaient autrefois de vastes exploitations d’élevage, avant que la chaleur estivale n’en fasse une fournaise, que l’air n’y devienne malsain et que les pluies ne s’en éloignent à jamais. L’immensité du ciel, la majesté des montagnes pourpres étaient encore une réalité dans l’Utah et le Wyoming, mais il les avait laissées derrière lui et poursuivait sa route vers l’orient, à travers le Nebraska, peut-être même l’Iowa ; les plaines fertiles n’étaient plus et il ne voyait pas trace des values ambrées des champs de blé.

Et pourtant des gens vivaient dans cette région. Dans le jour déclinant, Carpenter voyait de chaque côté de la route les lumières de villes et de villages. Il ne parvenait pas à comprendre comment on pouvait décider d’établir son foyer dans une telle contrée, mais il se doutait que ceux-là n’avaient probablement pas eu le choix, qu’ils y étaient venus au monde et n’avaient aucun espoir de trouver mieux ailleurs, ou bien qu’ils avaient échoué, poussés par les vicissitudes de l’existence, sur cette grève sans mer. Là où ils étaient, ils resteraient. Qu’ils y reposent en paix !

Ils ont au moins un foyer, eux, songea Carpenter.

Il se demanda ce qu’il ferait quand cette longue et morne odyssée sans rime ni raison toucherait à son terme, quand il serait prêt à passer à l’étape suivante de sa vie. Quelle étape suivante ? Aller où, faire quoi ? Nulle part il n’était chez lui. Los Angeles ? Il ne connaissait pratiquement plus la ville. San Francisco ? Spokane ? Son véritable chez-soi avait été la Compagnie, au gré de ses mutations de Boston à Saint Louis, de Winnipeg à Spokane. Partout où il allait, c’était toujours dans le giron de la Compagnie.

Et il en avait été chassé. Il avait encore beaucoup de mal à se mettre cela dans le crâne. Plus d’avancement. Sur la touche, et définitivement. Échelon Zéro.

Imagine un peu, se dit-il. Quelle performance ! Le premier de la classe à atteindre l’Échelon Zéro.

Dans le centre de l’Illinois, à une ou deux heures de route de Chicago, un bouchon se forma sur l’autoroute et la voiture annonça à Carpenter qu’il y avait un barrage routier un peu plus loin. La circulation sur les voies d’accès ouest et sud de Chicago n’était autorisée que pour les véhicules passant par les centres de quarantaine.

— Que se passe-t-il ? demanda Carpenter.

Mais la voiture n’était qu’un véhicule de location de bas de gamme, uniquement programmé pour fournir des informations élémentaires. Tout ce qu’elle put faire fut de présenter une carte montrant une zone rouge, un cordon sanitaire qui couvrait une vaste étendue comprenant le Missouri et l’ouest de l’Illinois, descendant jusqu’à La Nouvelle-Orléans, remontant de la Louisiane le long de la rive orientale du Mississippi, englobant le Kentucky et une partie de l’Ohio. D’après la voiture, Indianapolis était le point d’entrée le plus proche dans la zone protégée, pour les voyageurs essayant de gagner Chicago. Le véhicule proposa de faire le détour qui convenait.

— Ça m’est égal, fit Carpenter.

Il eut rapidement une partie de la réponse en allumant la radio où l’on parlait d’une épidémie de Chikungunya qui s’était déclarée à La Nouvelle-Orléans et de la crainte que Guanarito et Oropouche ne s’y propagent également. Des cas isolés étaient signalés dans la région de Saint Louis. Carpenter n’avait jamais entendu ces noms-là, mais il s’agissait à l’évidence de maladies ; une épidémie devait faire rage dans le Sud et les services de la Santé prenaient des mesures pour l’empêcher de remonter jusqu’à Chicago.

En arrivant à Indianapolis, au milieu de la matinée, il apprit le fin mot de l’histoire au centre de quarantaine, en attendant d’être interrogé. On lui apprit que les maladies aux noms bizarres étaient des virus tropicaux. Venus d’Afrique et d’Amérique latine, ils s’étaient répandus dans les nouvelles forêts pluviales de Louisiane, Floride et Géorgie, véhiculés par des hôtes non humains, propagés par des tiques et autres bestioles répugnantes, transportés dans le sang des myriades de singes jacasseurs et des innombrables rongeurs géants, eux-mêmes réfugiés des anciennes forêts pluviales des bassins de l’Amazone et du Congo, qui infestaient maintenant les jungles humides du sud des États-Unis.