Carpenter n’ignorait pas que tous ceux qui vivaient dans les régions nouvellement envahies par les jungles devaient être constamment vaccinés, chaque fois qu’un de ces virus était transmis par un animal à un malheureux membre de la population humaine, ce qui déclenchait une nouvelle épidémie. Mais il n’y avait pas de forêt pluviale à cette latitude. Pourquoi s’inquiéter de l’apparition de maladies propres à la jungle, Oropouche et Chikungunya, dans la région plus sèche et plus froide de Chicago ?
— Un groupe de singes infectés s’est glissé sur une péniche chargée de fruits qui remontait le Mississippi depuis La Nouvelle-Orléans, expliqua-t-on à Carpenter. Certains ont sauté du bateau à Memphis et ont commencé à mordre des gens. Les autres sont restés à bord jusqu’à Cairo. Memphis et Cairo sont isolées. Nous ne savons pas exactement de quel virus il s’agit, mais ils sont tous très méchants. Quand on se fait mordre, on commence à gonfler et on se transforme en une poche de sang noir, puis la poche éclate et ce qu’elle contenait coule par terre jusqu’à ce qu’elle soit vidée de son contenu visqueux.
— Seigneur ! souffla Carpenter.
— Nous espérons avoir arrêté le virus avant Saint Louis. Si jamais il atteignait Chicago, toute la ville flamberait comme un feu de joie. Quatre millions d’habitants entassés comme ça, vous imaginez ? Une maladie que l’on peut transmettre rien qu’en regardant quelqu’un de travers ! Je préfère ne pas y penser ! Pourrais-je voir votre contrôleur d’itinéraire, s’il vous plaît ?
Carpenter remit l’enregistrement de son voyage pour une inspection.
— Pas de crochet dans l’est du Missouri, qui n’apparaîtrait pas sur le contrôleur ? Pas de détour par le Tennessee ou le Kentucky ?
— J’ai suivi l’itinéraire nord, répondit Carpenter. Vous voyez quel jour j’ai quitté la Californie. Je n’ai pas eu le temps de faire autre chose que suivre le chemin le plus court, en traversant les montagnes, le Nebraska et l’Iowa.
— Vous êtes ici pour affaires ?
— Pour affaires, oui.
Le moment était délicat. Carpenter portait toujours les couleurs de Samurai : un salarié Échelon Onze, se rendant à Chicago pour le compte de son employeur. Un simple coup de fil pouvait tout ficher par terre. Mais la Compagnie ne l’avait pas encore rayé des cadres. Son appartenance à la mégafirme lui ouvrit la porte de la salle de fumigation, puis la route de Chicago.
Memphis et Cairo sont isolées.
Routes fermées à la circulation, transport aérien interrompu, personne n’entre, personne ne sort. Memphis et Cairo étaient comme effacées de la carte du monde. Quelques singes sortent de la forêt de Louisiane pour apporter leur contribution aux forces du chaos et c’est toute votre ville qui disparaît pendant que vous attendez que le virus de l’Oropouche ou un de ses cousins pénètre dans vos veines pour vous faire gonfler comme un ballon rempli de sang noir. Miséricorde !
Seigneur ! Ayez pitié !
Sainte Marie, mère de Dieu, priez pour nous, pauvres pécheurs, maintenant et à l’heure de notre mort.
Quand il arriva enfin à Chicago, vers 4 heures de l’après-midi, Carpenter appela Jeanne Gabel au siège de Samurai, à l’angle des avenues Wacker et Michigan, et réussit à la joindre après seulement trente secondes de recherches.
— Où es-tu ? demanda-t-elle.
— Un parking à l’angle de… Monroe et Green.
— Très bien, reste où tu es. Je vais essayer de partir de bonne heure. Je passe te prendre.
Il resta dans la voiture, exténué, les vêtements fripés par le long voyage, le regard levé avec crainte et consternation vers le ciel sombre et bas. L’air de Chicago ressemblait à une soupe huileuse qui maculait le pare-brise de salissures noirâtres. Le ciel était extraordinaire, marbré et strié de denses bigarrures jaune, pourpre, vert et bleu, tranchant l’une sur l’autre, qui rappelaient les couleurs d’une grosse ecchymose ; le soleil luisait vaguement à travers le rideau de saletés, comme une petite pièce de laiton terni. Carpenter n’était pas venu dans cette région depuis très longtemps ; il avait oublié les poisons qui flottaient dans l’air. Tous les gens qu’il voyait portaient un masque. Il mit le sien et s’assura qu’il adhérait parfaitement à ses pommettes et sa mâchoire.
Jeanne arriva bien plus vite qu’il ne l’avait imaginé. À sa vue, il eut un élan de joie – le premier visage familier depuis Oakland –, puis, aussitôt après, un mouvement inverse le plongea dans l’indécision. Il n’avait pas la moindre idée de la raison pour laquelle il était venu, ni de ce qu’il voulait de cette femme avec qui il avait entretenu pendant une demi-douzaine d’années une sorte d’amitié amoureuse, un flirt à distance, sans jamais l’avoir embrassée sur la bouche.
Il eut envie de l’embrasser, cette fois, mais, avec le masque, c’était difficile. Il se contenta d’une bonne étreinte. Jeanne était forte, avec quelque chose d’oriental qu’elle tenait de sa mère, mais sans la moindre trace de fragilité, et elle le pressa vigoureusement, chaleureusement dans ses bras.
— Viens, dit-elle. Tu as vraiment besoin d’une douche. Et puis de manger quelque chose, non ?
— Tu parles !
— Bon sang ! Ça me fait plaisir de te revoir, Paul !
— À moi aussi.
— Mais je suppose que ça ne va pas. Tu as une mine de papier mâché.
— Ça ne va pas très fort. C’est le moins qu’on puisse dire.
Jeanne monta du côté du conducteur et indiqua à la voiture où elle devait les emmener.
— Je me suis renseignée au bureau du Personnel et des Dossiers, fit Jeanne tandis que la voiture se glissait au milieu des autres véhicules. On dirait que tu ne fais plus partie de la Compagnie.
— J’ai été licencié.
— À ma connaissance, cela n’arrive jamais sans motif.
— Il y avait un motif, Jeannie.
— Que s’est-il donc passé ? lança-t-elle en se tournant vers lui.
— J’ai tout foutu en l’air, répondit Carpenter. J’ai fait ce que je croyais être juste et je me suis trompé. Je te raconterai tout, si cela t’intéresse. Le fond du problème est que cette histoire a eu une regrettable publicité et que la Compagnie s’est attiré des ennuis avec Kyocera. Alors, je me suis fait virer comme un malpropre. C’était une question politique. Ils étaient obligés de me lâcher.
— Mon pauvre Paul. Ils n’y sont pas allés avec le dos de la cuiller, hein ? Que vas-tu faire maintenant ?
— Prendre une douche et me remplir l’estomac, répondit-il. Pour l’instant, je ne vois pas plus loin que ça.
Jeanne vivait dans un deux-pièces – séjour avec cuisine et chambre – dans un des faubourgs éloignés de Chicago. L’appartement était si hermétique qu’il donnait l’impression d’être privé d’air et le circuit de refroidissement était vétuste, inefficace et bruyant.
Il n’y avait guère de place pour un invité dans le petit appartement. Carpenter se dit qu’il allait devoir trouver un hôtel s’il ne voulait pas passer une nouvelle nuit dans la voiture et se demanda comment il paierait la chambre. Mais Jeanne le laisserait peut-être dormir par terre. Il resta sous la douche aussi longtemps qu’il osa le faire, six ou sept minutes peut-être, et mit des vêtements propres. En sortant, il vit qu’elle avait disposé deux assiettes de gâteaux d’algues et de bacon de soja sur la table.