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Pendant le repas, il lui raconta son histoire, calmement, sans émotion, en commençant par l’appel de détresse lancé par Kovalcik et jusqu’à sa dernière conversation avec Tedesco. Il avait maintenant l’impression de faire le récit de quelque chose qu’il avait vu aux informations bien plus que d’événements dont il avait été l’acteur et, en exposant le malheureux enchaînement de circonstances, il n’éprouva rien ou presque. Jeanne l’écouta jusqu’au bout, pratiquement sans dire un mot.

— C’est vraiment un sale coup, Paul, fit-elle simplement, quand il eut terminé.

— Tu peux le dire.

— As-tu envisagé de faire appel ?

— En m’adressant à qui ? Au pape ? Je suis vraiment dans la merde et tu le sais aussi bien que moi.

— Oui, fit-elle en secouant lentement la tête, je suppose qu’on ne peut rien y faire. Oh ! Paul ! Paul !…

À l’intérieur, dans l’atmosphère chaude de l’appartement hermétiquement fermé, il n’était pas besoin de masque. Quand elle se tourna vers lui, il lut dans ses yeux un mélange de sentiments d’une complexité déconcertante : chagrin et compassion, comme il pouvait s’y attendre, mais, derrière cela, il surprit autre chose en quoi il crut reconnaître l’éclat doux d’un amour sans mélange et, encore derrière… Qu’était-ce ? De la peur ? Oui, se dit-il, cela ressemble à de la peur. Mais la peur de quoi ? De lui ? Non, songea-t-il. La peur d’elle-même.

Lentement, il versa un peu de bière dans son verre.

— Combien de temps comptes-tu rester à Chicago ? demanda-t-elle.

— Un ou deux jours, je pense, répondit-il avec un haussement d’épaules. Je ne sais pas. Je ne veux surtout pas être une charge pour toi, Jeannie. J’avais seulement besoin de m’éloigner quelque temps de la Californie, de trouver un refuge quelque part…

— Tu peux rester aussi longtemps que tu en as envie, Paul.

— Je suis très sensible à ta proposition.

— Je me sens responsable, tu sais. C’est moi qui t’ai trouvé ce boulot sur le remorqueur d’icebergs.

— Tu dis des conneries, Jeannie ! Bien sûr que tu m’as dégoté ce poste, mais c’est moi qui les ai laissés crever en mer. C’est moi seul qui ai pris cette décision.

— Oui, je comprends bien.

— Parle-moi plutôt de toi. Que deviens-tu ?

— Que pourrais-je bien te raconter ? Je bosse, je rentre chez moi, je lis, je dors. Je mène une petite vie tranquille.

— Le genre de vie que tu as toujours préféré.

— Oui.

— Est-ce que Paris te manque ?

— À ton avis ?

— Allons-y, lança-t-il. Partons tout de suite, tous les deux. Tu laisses tomber ton boulot, nous trouvons un petit logement sympa, près de la Seine, et nous chantons et dansons dans le métro pour nous faire un peu d’argent. Ce ne sera pas la grande vie, mais, au moins, nous serons à Paris.

— Oh ! Paul ! Quelle merveilleuse idée !

— Si seulement c’était possible, hein ?

— Oui, si seulement c’était possible.

Elle prit la main de Carpenter et la serra ; puis elle retira la sienne, comme si ce geste lui avait paru trop osé.

Carpenter se rendit compte qu’en réalité il ne savait absolument rien de Jeanne. Elle se montrait chaleureuse, douce et gentille, mais, en toutes circonstances, elle était restée derrière une paroi de verre ; une amie, une copine qui avait toujours dressé une barrière entre elle et le monde extérieur. Et maintenant, il venait de pénétrer dans l’intimité de ce périmètre.

Ils parlèrent plusieurs heures, comme au bon vieux temps, à Saint Louis : papotages sur des amis communs, rumeurs circulant dans les bureaux de la Compagnie, discussions à bâtons rompus sur l’état du monde. Il savait qu’elle essayait de le mettre à l’aise ; elle le faisait aussi pour elle, probablement. Il percevait en elle une tension sous-jacente. Carpenter se rendait compte qu’il exigeait beaucoup de Jeanne… Il débarquait sans crier gare, il s’installait chez elle, il jetait à ses pieds les fragments de sa vie brisée, sans lui dire explicitement ce qu’il attendait d’elle. Ce qu’il eût bien été incapable de faire, car il n’en savait rien lui-même.

— Tu dois être très fatigué, Paul, dit-elle vers 22 h 30. Après avoir fait tout ce trajet depuis la Californie, pratiquement sans arrêt.

— Oui. Je ferais mieux de me mettre en quête d’une chambre d’hôtel.

Les yeux de Jeanne s’agrandirent fugitivement. Une expression énigmatique passa sur son visage, toujours ce mélange de chaleur et d’embarras.

— Tu peux rester, dit-elle, cela ne me dérange pas.

— Mais il y a si peu de place.

— On s’arrangera. Reste, s’il te plaît. Je me sentirais vraiment mal, si je te renvoyais en pleine nuit.

— Euh !…

— Je veux que tu restes.

— Bon, fit-il en souriant. Dans ce cas…

Elle entra dans la salle de bains, où elle resta un long moment. Carpenter s’avança vers le lit étroit, ne sachant s’il devait se déshabiller. Quand Jeanne sortit enfin, elle portait une longue chemise de nuit. Carpenter alla faire ses ablutions ; quand il revint, elle était couchée et la lumière était éteinte.

Il enleva ses vêtements, ne gardant que son caleçon, et s’allongea sur le sol du séjour.

— Non, fit Jeanne au bout d’un petit moment. Idiot !

Carpenter sentit monter en lui un mélange de reconnaissance, d’excitation et de quelque chose qui s’apparentait à un remords. Il s’avança dans l’obscurité, heurtant des meubles, et se glissa délicatement dans le lit, en prenant garde de ne pas entrer en contact avec le corps de Jeanne. Il y avait tout juste assez de place pour deux.

Quand ses yeux se furent habitués à la pénombre, il vit que la chemise de nuit était ouverte, qu’elle était nue dessous et qu’elle tremblait. Carpenter fit glisser son caleçon le long de ses jambes et l’écarta du pied. Puis il posa doucement la main sur l’épaule de Jeanne.

— Froid, souffla-t-elle en frissonnant.

— Le lit va se réchauffer.

— Oui. Oui, il va se réchauffer.

Il fit descendre sa main, la referma sur un sein petit et ferme, au mamelon déjà dur. Il perçut le battement du cœur dans la poitrine, si bruyant qu’il en fut surpris.

Il se sentit en proie à d’étranges hésitations. Coucher avec une inconnue n’était pas une expérience nouvelle pour Carpenter. Jeanne Gabel n’était pas véritablement une inconnue pour lui, mais, dans un certain sens, elle l’était. Il la connaissait depuis si longtemps et pourtant il ne la connaissait pas du tout, ils étaient de si bons amis et pourtant, en aucune manière, ils n’avaient jamais été intimes. Et maintenant, il était dans son lit et avait la main sur sa poitrine. Elle attendait. Mais manifestement elle était effrayée. Elle ne semblait pas plus que lui savoir ce qu’il fallait faire. Carpenter se prit à craindre qu’elle ne fasse tout cela uniquement par pitié pour lui, et cela ne lui plaisait pas du tout. Il lui vint même une idée saugrenue : et si elle était vierge ? Mais, non, non, c’était impossible. Jeanne avait au moins trente-cinq ans. Une femme qui avait gardé sa virginité à cet âge, s’il en existait hors du couvent, la conserverait probablement jusqu’à la fin de ses jours.

Elle vint se frotter contre lui, indiquant gauchement qu’elle attendait qu’il aille plus loin. La main de Carpenter glissa jusqu’à la jonction des cuisses.

— Paul… Oh oui, Paul !… Oui !…

Le convenu des mots, la raucité de la voix, ce côté théâtral un peu forcé, tout cela l’agaça quelque peu. Mais qu’était-elle censée dire d’autre ? Qu’aurait-elle pu dire d’autre, dans cette situation bizarre et tendue, que « Paul » et « oui » ?