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Il la caressa avec précaution, tendrement, encore incapable de croire tout à fait que c’était arrivé, qu’après tout ce temps Jeanne et lui étaient au lit ensemble.

— Je t’aime, murmura-t-il.

Ces mots-là, il les lui avait déjà dits très souvent avec désinvolture, sur un ton de badinage, et il subsistait dans sa voix un peu du badinage. Mais il y avait autre chose… Un sentiment de culpabilité, peut-être, d’avoir fait intrusion dans la vie solitaire si ordonnée de Jeanne, après sa réaction de panique stupide, sa fuite désespérée pour échapper au chaos qu’était devenue sa vie depuis son retour à San Francisco. Il y avait aussi une composante de gratitude, la reconnaissance pour ce don qu’elle lui faisait. Badinage, sentiment de culpabilité, gratitude ; on pouvait trouver de meilleures raisons pour dire à quelqu’un qu’on l’aime.

— Je t’aime, Paul, fit-elle d’une voix à peine audible tandis que les mains de Carpenter exploraient les parties les plus secrètes de son corps. Je t’aime vraiment.

D’un coup de reins, il fut en elle.

Elle n’était pas vierge, non, c’était presque une certitude. Mais cela devait faire longtemps qu’elle n’avait pas fait cela avec un homme. Très longtemps.

Elle le serra étroitement entre ses longs bras musclés. Elle remuait les hanches en cadence, avec avidité, mais à une cadence différente de la sienne, ce qui rendait les choses assez délicates. Elle manquait à l’évidence de pratique. Carpenter pesa sur elle de tout son poids pour essayer de synchroniser leurs mouvements. Cela sembla marcher : elle s’en remettait à son habileté technique. Mais, d’un seul coup, toute la maîtrise acquise au fil des ans dans ce domaine fut balayée par une masse impétueuse d’émotions troubles qui surgit des profondeurs de son être, une violente poussée de terreur désespérée et de solitude, prise de conscience de la dégringolade en chute libre que venait si brutalement d’amorcer sa vie. Des vents de tempête soufflaient dans sa tête, des Diablos mugissants qui attisaient des bouffées brûlantes de rage tandis que se poursuivait la chute interminable au milieu de tourbillons de gaz délétères. Il s’agrippa à Jeanne en sanglotant et en hoquetant, comme un petit garçon réfugié dans les bras de sa mère.

— Oui, Paul ! murmura-t-elle. Oui ! Je t’aime, je t’aime, je t’aime…

Quand le plaisir vint, ce fut comme des coups de marteau à l’intérieur. Carpenter poussa un cri rauque et enfouit sa tête dans le creux de l’épaule de Jeanne ; ses larmes coulèrent comme elles n’avaient pas coulé depuis si longtemps qu’il avait oublié à quand remontait la dernière fois. Pendant un long moment, ils demeurèrent immobiles, sans un mot, sans un mouvement ou presque. Puis elle effleura son épaule des lèvres, se glissa hors du lit et entra dans la salle de bains. Elle y resta longtemps. Il entendit de l’eau couler ; il crut percevoir une sorte de sanglot, mais il n’en fut pas sûr et se dit qu’il ne lui poserait pas la question. Si c’était un sanglot, que ce soit un sanglot de bonheur.

Elle sortit et vint se nicher contre lui dans le lit étroit. Ils ne parlèrent ni l’un ni l’autre. Il la prit dans ses bras et elle se pelotonna contre lui ; au bout d’un moment, il se rendit compte qu’elle s’était endormie. Il finit, lui aussi, par sombrer dans le sommeil.

23

— As-tu des nouvelles de Paul, Nick ? demanda Isabelle.

— Il a appelé il y a quelques jours, répondit Rhodes. Je crois qu’il était quelque part dans le Nevada. Il m’a dit qu’il avait été lâché par la Compagnie et m’a laissé un message pour me signaler qu’il allait à Chicago, sans numéro pour le rappeler. Depuis, plus rien.

— Pourquoi Chicago ? demanda Isabelle. C’est le dernier endroit où j’irais.

— Il a dit qu’il avait une amie là-bas. Je ne sais pas de qui il parlait.

— Une femme ?

— Oui. Paul a toujours cherché du réconfort auprès des femmes, quand il est dans une mauvaise passe.

Isabelle éclata de rire et le prit par les épaules, enfonçant ses doigts avec douceur et fermeté dans les muscles durs et développés.

— Vous vous ressemblez comme deux gouttes d’eau, tous les deux, dit-elle. Dès que les choses vont mal pour vous, vous allez vous blottir dans le giron de maman. Mais pourquoi pas ? C’est sans doute pour cela qu’il y a des femmes.

Ils étaient dans l’appartement de Rhodes, dominant la baie, peu avant minuit, après un dîner tardif à Sausalito. Isabelle restait pour la nuit. Rhodes se sentait calme et en veine d’épanchements, pour changer. Ce soir-là, tout était exactement comme il aimait que soient les choses : lumière tamisée, musique douce flottant légèrement dans la pièce, un verre de son meilleur brandy à la main. Et Isabelle. Leur relation était au beau fixe depuis quelques jours, Isabelle se montrait assez aimable, accommodante, tendre même.

Il était presque décidé à accepter la proposition de Kyocera, malgré de douloureuses et persistantes hésitations, des moments d’ambivalence angoissée. Il se donnait six chances sur dix de dire oui. Sept sur dix, certains jours. Il arrivait, d’autres jours, mais ils étaient rares, que les chances se réduisent à trois sur dix. Ce soir-là, c’était quatre chances sur cinq en faveur de Kyocera. Il n’avait pas encore mis Isabelle au courant. Elle savait qu’il traversait depuis quelque temps une sorte de crise morale, mais elle avait eu assez de tact pour ne pas poser de questions. Et, comme tout allait pour le mieux entre eux, Rhodes n’avait aucune envie de s’exposer de nouveau à son courroux, ce que provoquerait assurément la proposition faite par Kyocera de mettre à sa disposition des moyens techniques sensiblement accrus pour ses recherches. D’autant plus que Jolanda revenait le lendemain matin de sa balade dans les L-5, comme Isabelle l’avait appris dans le courant de la journée : Jolanda ferait certainement remonter la ferveur politique d’Isabelle à son degré de virulence habituel, après cette courte période d’accalmie.

— Si on se couchait ? demanda Rhodes en terminant son verre.

— D’accord, fit Isabelle.

Mais elle ne fit pas mine de quitter la salle de séjour. Elle s’avança vers la fenêtre d’où la vue embrassait les collines de Berkeley descendant en pente douce vers la baie et, de l’autre côté de l’eau, les lumières de San Francisco brillant encore de mille feux. La nuit était claire, pure et chaude, les fortes pluies récentes un souvenir improbable. La vive clarté de la pleine lune montrait distinctement des bandes de gaz à effet de serre qui se découpaient sur le ciel nocturne et entre lesquelles apparaissaient des semis d’étoiles scintillantes, dansant dans l'obscurité.

Rhodes s’avança derrière elle, passa les mains sous ses bras et les referma sur ses seins.

— Je me sens si triste pour lui, dit-elle, sans détacher les yeux du panorama. Je le connais à peine et pourtant c’est comme s’il était un ami très cher qui aurait de très graves ennuis. Dont toute la vie s’effondre en un instant. Crois-tu pouvoir faire quelque chose pour lui ?

— Pas grand-chose, je le crains.

— Tu ne peux pas lui trouver du boulot dans ton service ?

— Il a été renvoyé pour faute professionnelle. Aucun service de Samurai ne peut plus le reprendre.

— Et sous un autre nom ?

— J’aimerais que ce soit possible, Isabelle, mais on ne peut pas se fabriquer une identité et chercher un emploi comme ça. Il faut produire un curriculum vitae crédible. Il lui serait impossible de dissimuler ce qui s’est passé à l’enquête d’un service du personnel d’une mégafirme.

— Il ne pourra pas retrouver du travail, c’est ça ?

— Rien qui corresponde à ses capacités, non. Peut-être comme ouvrier, je ne sais pas. Dans les métiers manuels, il se trouvera en concurrence avec tous les membres des associations prolétariennes. Ils sont les mieux placés pour l’attribution de tous ces boulots. Celui qui a déchu de son rang de Salarié aura toutes les peines du monde à trouver quelque chose, car il passera après tous les gens du prolétariat qui ont une réputation sans tache. Un Q.I. élevé n’est pas précisément un atout pour être servi parmi les premiers.