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— Alors, il est complètement coincé. Le voilà exclu du système, incapable de trouver un emploi. C’est difficile à croire.

— Je vais essayer de trouver quelque chose, soupira Rhodes.

— Oui, ce serait bien.

Mais quoi ? Quoi ? Il avait le cœur débordant de compassion pour son vieil ami, mais aucune solution ne lui venait à l’esprit pour le sortir de la situation critique où il se trouvait. Les licenciements étaient si rares dans l’univers des mégafirmes. Un recours était problématique.

C’était nouveau de se tracasser pour Paul. Toute leur vie, c’est l’inverse qui s’était produit ; Rhodes avait des ennuis, il flottait dans l’indécision ou il s’enfonçait dans une situation inextricable et Carpenter lui expliquait calmement et avec soin comment s’en sortir. C’était de l’inédit de constater que Carpenter était devenu vulnérable, qu’il souffrait, qu’il était sans défense. Des deux, c’est toujours Carpenter qui avait le mieux tiré son épingle du jeu, avançant tranquillement dans la vie avec un sens de l’orientation très sûr. Pas aussi intelligent que Rhodes, non, pas particulièrement doué dans un domaine particulier, mais habile, indépendant, passant avec aisance et assurance de poste en poste, de ville en ville, de femme en femme, sachant toujours ce qu’il allait faire et où cela le conduirait.

Jusqu’à aujourd’hui.

Un moment d’égarement, une décision malheureuse et Carpenter se retrouvait sur le pavé, lessivé, rejeté par un caprice insensé du destin sur la grève inhospitalière d’un monde impitoyable. C’est toute la dynamique de leur amitié qui était brusquement inversée : à Carpenter de s’interroger et de connaître l’angoisse, à lui de trouver les solutions à des problèmes épineux. À cela près qu’il n’avait pas de solutions.

Il lui faudrait en trouver une. Il devait bien cela à Carpenter. Plus que cela, même. Je dois faire quelque chose pour lui, se dit-il. Moi. Personne d’autre ne peut lui venir en aide. Mais, pour le moment, je ne vois rien.

Rhodes sentit son moral dégringoler à toute vitesse. Il se prit à imaginer Carpenter sous le ciel oppressant et pourri de Chicago, errant comme une âme en peine dans une ville inconnue, dans cette atmosphère toxique auprès de laquelle les traînées de gaz visibles dans le ciel de Californie n’étaient que joyeuses guirlandes de Noël.

— On se couche ? répéta Rhodes. Qu’en dis-tu ?

Isabelle se retourna. Elle sourit. Elle hocha la tête. Dans ses yeux pétillants il lut le désir, une invitation au plaisir. Paul Carpenter et ses problèmes passèrent au second plan des préoccupations de Nick Rhodes. Un transport d’amour pour Isabelle envahit son âme.

Je lui parlerai demain de la proposition de Kyocera, se promit-il. Je passerai peut-être Wu Fang-shui sous silence, mais je lui raconterai le reste, un laboratoire plus vaste, de meilleures perspectives d’avancement, un soutien matériel accru. Elle comprendra qu’il est important pour moi de persévérer et de mener ces travaux à terme. Pas seulement pour moi, mais pour tout le monde, pour le monde entier.

Il pensa au cadeau qu’elle lui avait offert pour Noël, l’holobloc portant les six mots qui définissaient les grandes zones du programme adapto.

OS – REINS

POUMONS – CŒUR

PEAU – CERVEAU

Elle comprenait. Elle ne laisserait pas son travail s’interposer entre eux. Malgré son goût pour les slogans antiscientifiques à la mode, elle avait conscience, au fond d’elle-même, que des modifications corporelles étaient indispensables à l’espèce humaine avant que les conditions atmosphériques ne deviennent trop difficiles. Et elles le deviendraient, malgré tout ce qui avait été fait pour empêcher que de nouveaux dommages ne soient causés à l’environnement et réparer ce qui pouvait l’être, OS POUMONS PEAU, REINS CŒUR CERVEAU… Cinq sur les six devraient être radicalement transformés ; Rhodes savait que la clé de la réussite était de faire en sorte que le sixième demeure plus ou moins inchangé, que, lorsque son travail serait terminé, le cerveau logé dans la boîte crânienne soit indiscutablement un cerveau humain.

Isabelle traversa la pièce en semant ses vêtements derrière elle. Rhodes la suivit, admirant avec un plaisir très vif le jeu des muscles sur le dos mince et fuselé, la ligne délicate de la colonne vertébrale nettement visible sous la peau ferme, la cambrure à couper le souffle de la taille de guêpe. Le grand nimbe vermillon de la chevelure touffue flamboyait comme une couronne de feu au-dessus du long cou mince.

À l’instant précis où elle disparaissait dans la chambre, la sonnerie du téléphone retentit.

Qui pouvait appeler à cette heure ?

Rhodes alluma machinalement le viseur et le visage de Paul Carpenter, les traits tirés, les yeux rougis, apparut sur l’écran. Quand on parle du loup, songea Rhodes.

— Désolé de te déranger si tard, Nick…

— Tard ?

Oui, bon, il était tard. Mais Rhodes essaya de ne pas y attacher d’importance.

— Il n’est pas si tard que ça pour nous, reprit-il. Mais ce doit être le milieu de la nuit à Chicago. Es-tu encore à Chicago, Paul ?

— Pour le moment.

La voix de Carpenter paraissait pâteuse et voilée. Soit il était ivre, soit il était très, très fatigué.

— Je crois que je vais repartir demain. Je vais rentrer en Californie.

— C’est bien, Paul, fit prudemment Rhodes. Je suis content de l’apprendre.

— Ce séjour à Chicago m’aura fait du bien, reprit Carpenter après un petit silence. Il m’aura permis de remettre un peu d’ordre dans mes idées. Mais l’amie que je suis venu voir… Disons qu’elle a sa propre vie et que je ne peux pas m’incruster chez elle. Et puis, c’est une ville atroce, vraiment atroce. Alors, je me suis dit… la Californie… un nouveau départ…

— C’est bien, répéta Rhodes, furieux de ne pouvoir mettre plus de chaleur dans sa voix. Le pays des nouveaux commencements.

Il aurait aimé avoir quelque chose de plus précis à dire que ces paroles creuses et vaines.

Il regarda attentivement le viseur. Des yeux las au regard flou étaient dirigés vers lui. Carpenter semblait avoir beaucoup de mal à les fixer sur un objet. Il était ivre ; maintenant, cela ne faisait plus de doute pour Rhodes. Il connaissait les symptômes aussi bien que quiconque.

— Je viens d’appeler Jolanda, fit Carpenter. Je m’étais dit qu’elle pourrait peut-être m’héberger deux ou trois jours, le temps de m’orienter, tu vois, de réfléchir à ce que j’allais faire, et ainsi de suite…

— Elle est encore dans l’espace, dit Rhodes. Elle devrait rentrer demain.

— Ah bon ! C’est un peu ce que j’ai pensé.

— Elle est toujours avec l’Israélien. Il doit revenir avec elle. Et il y aura quelqu’un d’autre, quelqu’un qu’ils ont rencontré sur le satellite. Il semble qu’elle ait toute une cour autour d’elle.

— Ah ! fit Carpenter. Dans ce cas, je ferais mieux de ne pas compter sur elle pour m’héberger.

— Non.

Un nouveau silence, plus pesant.

— Eh bien, Nick, reprit Carpenter, je me demande si… si tu serais d’accord pour…

— Oui, fit vivement Rhodes. Bien sûr que je suis d’accord. Pour que tu viennes chez moi ? Naturellement, Paul. Tu sais que tu es toujours le bienvenu.