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Farkas hésita à interrompre son évocation de la vie d’un Échelon Sept, mais il décida quand même de répondre. Il n’y avait que deux personnes au monde qui savaient où le trouver et…

Oui… C’était Jolanda.

— Tout est à votre convenance ?

— Oui, très bien. Je me demandais, Jolanda, ajouta-t-il, avec un peu trop de vivacité peut-être, si vous aviez prévu quelque chose pour le dîner ? Je pourrais appeler des gens de Kyocera, mais si vous aviez envie de vous joindre à moi…

— J’aimerais beaucoup, fit-elle, mais nous passons la soirée, Marty et moi, avec des gens de Berkeley que nous connaissons très bien. Isabelle Martine et Nick Rhodes. Isabelle, ma meilleure amie, une femme merveilleuse, fascinante, est cinéthérapeute ; Nick est un brillant généticien chez Samurai… Il poursuit – hélas ! – des recherches sur l’adapto, des trucs horribles, mais c’est un homme si charmant que je lui pardonne…

— Alors, demain ? insista Farkas.

— C’est justement pour cela que je vous appelais. Demain soir…

Le visage tendu, il se pencha vers l’écran.

— Nous pourrions peut-être dîner à San Francisco, vous et moi…

— Ce serait très agréable, je n’en doute pas. Mais que ferais-je de Marty ? De toute façon, je tiens à ce que vous veniez ici, pour voir mes sculptures… Je devrais dire : en faire l’expérience, rectifia-t-elle avec un petit rire gêné. Je vais organiser un dîner. Cela vous permettra de faire la connaissance d’Isabelle et de Nick, et aussi de Paul Carpenter, un ami de Nick, qui était capitaine d’un remorqueur d’icebergs de Samurai, mais qui a perdu son boulot à la suite d’ennuis en mer et qui vient de revenir. Nous allons tous essayer de lui remonter un peu le moral en attendant qu’il ait une idée de ce qu’il va pouvoir faire maintenant…

— Oui, naturellement. C’est bien triste pour lui. Et dans la journée, Jolanda… Nous pourrions peut-être déjeuner ensemble, qu’en dites-vous ?

Farkas se sentait ridicule d’insister de la sorte. Mais il y avait toujours une possibilité…

Eh bien, non. Décidément, il n’y en avait aucune.

— Cela me plairait infiniment, Victor, fit Jolanda avec douceur. Vous le savez bien. Mais nous devons attendre que Marty reparte en Israël. Je veux dire qu’il est à San Francisco, qu’il habite chez moi et qu’il serait terriblement gênant… Vous devez comprendre cela. Mais, plus tard, quand cette affaire de Valparaiso Nuevo sera terminée, nous aurons tout le temps de nous voir, et pas seulement pour déjeuner. J’aimerais que les choses puissent se passer différemment, mais c’est impossible. Absolument impossible.

— Oui, articula Farkas, la gorge sèche. Je comprends.

— Alors, à demain soir… Chez moi, à Berkeley…

Il nota le code de transit, lui envoya un baiser du bout des doigts et coupa la communication.

Il n’en revenait pas de se sentir aussi irrité, de cette obsession subite. Il y avait bien longtemps qu’il ne s’était pas conduit de la sorte. Cela ne lui était peut-être jamais arrivé. Pourquoi cette femme comptait-elle autant pour lui ? Parce qu’elle était inaccessible dans l’immédiat, peut-être ? Elle n’était pourtant pas la seule au monde à avoir des seins, des cuisses, des lèvres. Cela lui parut assez dangereux, cette fascination que Jolanda exerçait sur lui.

Par l’intermédiaire du menu des services de l’hôtel, Farkas se trouva de la compagnie pour le dîner et les trois heures suivantes. Il avait appris depuis longtemps à faire fond sur des professionnelles pour satisfaire les exigences de la chair. Une bonne professionnelle réussissait presque toujours à dissimuler rapidement sa première réaction en découvrant son visage et cela avait l’avantage d’éviter des complications pénibles. Farkas n’avait jamais aimé les complications sentimentales. Quant au côté physique de la chose… Ça, il n’était pas possible d’y échapper indéfiniment. Il appréciait de disposer des ressources nécessaires pour régler le problème.

Il alla chercher un autre brandy dans le minibar et s’installa confortablement en attendant l’arrivée de sa compagne d’un soir.

25

— Je ne devrais pas, fit Carpenter quand Rhodes reprit son verre et commença de le remplir. Je ne tiens pas l’alcool aussi bien que toi.

— Laisse-toi donc aller, répliqua Rhodes. Pourquoi pas, bordel ?

Le liquide ambré gicla dans le récipient. Carpenter ne savait même plus s’ils buvaient du bourbon ou du whisky. Il se dit que le bourbon avait un goût un peu plus fruité, mais il se sentait incapable de différencier les saveurs. Il avait l’impression d’avoir bu sans discontinuer depuis le début de la soirée. Pour Rhodes, il en était sûr, mais c’était une habitude chez Nick.

Ai-je vraiment bu autant que lui ? se demanda Carpenter.

Oui. Je crois bien que oui.

— Laisse-toi aller, lança Rhodes.

Il l’avait déjà dit, non ? Commençait-il donc à se répéter ? Ou bien Carpenter avait-il simplement recréé dans son esprit la phrase prononcée par Rhodes un instant plus tôt ? Il n’en savait plus rien. Aucune importance.

— Je n’ai rien contre cette idée, fit Carpenter. Comme tu l’as si élégamment dit, Nick, pourquoi pas, bordel ?

Carpenter était arrivé dans le courant de la journée, après un voyage de retour bizarre, dont il n’avait conservé que des souvenirs indistincts. La voiture était restée en conduite automatique pendant tout le trajet, programmée pour chercher l’itinéraire le plus court entre l’Illinois et la Californie, ne s’arrêtant que lorsqu’il lui était nécessaire de se recharger, tenant à peine compte des limites de vitesse. Carpenter avait passé le plus clair du temps à dormir, recroquevillé sur la banquette arrière comme un paquet de vieux habits. Il se rappelait qu’il y avait eu un problème quand la voiture, tombant sur une extension récente du périmètre de quarantaine, avait dû faire un grand détour par le nord ; il se souvenait d’un coucher du soleil, dans l’ouest du Nebraska, où il avait vu une boule de feu plonger au-dessous de l’horizon ; il avait le souvenir vague, sujet à caution, de la traversée, à l’aube du jour suivant, d’une large et mystérieuse plaine noire de cendres entassées et de matières volcaniques vitrifiées. À cela se limitaient pour lui les réminiscences du voyage.

Les souvenirs de Chicago étaient plus vifs.

Jeanne haletant dans ses bras, surprise par le plaisir dans le courant d’une longue nuit d’étreintes avides. Jeanne éclatant aussi brusquement en sanglots convulsifs, un peu plus avant dans cette même nuit, et refusant de lui dire pourquoi. Jeanne avouant qu’elle était devenue catholique et proposant de prier pour lui. Jeanne, enfin, le repoussant à l’approche de l’aube et lui disant qu’elle avait perdu l’habitude de l’amour et avait eu son content.

Tous deux, le masque sur le visage, le corps bourré d’Écran, déambulant en plein midi, la main dans la main, par une chaleur à faire regretter son royaume à Satan, sous un ciel barbouillé de vert, évoquant une cuvette de vomi renversée. Percevant, malgré le masque, l’odeur d’œuf pourri de l’acide sulfhydrique. Les yeux levés vers les énormes immeubles anciens dont les hautes façades de pierre, soumises à la virulence de l’air corrosif, sculptées par les pluies acides, offraient une composition fantasmagorique de style gothique, parapets et tourelles, clochetons et fléchés asymétriques.

Jeanne, dans la même journée, le corps enfoui dans un ample peignoir, affirmant qu’elle était trop laide pour se montrer avec la lumière, se mettant en colère quand il avait dit qu’elle était folle, qu’elle avait un corps réellement magnifique.

Jeanne, enfin, s’adressant à lui avec gravité.