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— C’est merveilleux de t’avoir eu ici, Paul. Je le pense sincèrement, tu sais. D’avoir vraiment vécu cela, après avoir fait semblant si longtemps. Mais, maintenant… Si tu crois pouvoir trouver la force de te remettre en route…

Épuiser ensuite les maigres réserves d’alcool de Jeanne, à une allure soutenue, consciencieusement, à la manière de Nick Rhodes. Essayer d’appeler Jolanda à Berkeley, en espérant que Jeanne ne serait pas trop blessée de le voir se tourner aussi rapidement vers une autre femme, mais n’obtenant à son numéro qu’un message enregistré, pas une indication pour faire suivre son appel. Puis appeler Nick. S’inviter chez lui. Annoncer à Jeanne qu’il reprenait sans délai la route de la Californie, voir une expression égarée se peindre sur son visage et se demander si, en l’incitant à partir, elle attendait réellement de lui qu’il prenne ses paroles au pied de la lettre.

— C’est le milieu de la nuit, Paul.

— Ça ne fait rien. La route est longue ; je ferais mieux de partir tout de suite.

Les yeux brillants de Jeanne. Larmes de tristesse ? De soulagement ? Les signaux qu’elle envoyait étaient toujours contradictoires.

— Appelle-moi, Paul. Reviens me voir dès que tu en auras envie.

— Oui. Oui.

— C’était merveilleux de te voir.

— Oui. Oui. Oui.

— Je t’aime, Paul.

— Je t’aime, Jeannie. C’est vrai.

Monter en voiture. Prendre la route. Les yeux bouffis de fatigue, la langue alourdie par l’alcool, les joues mangées par une barbe de plusieurs jours. Le périmètre de quarantaine. Le soleil dilaté, tombant comme une pierre. Les cendres et les matières volcaniques ; et puis, une éternité plus tard, les formes arrondies des collines fauves de la région de la baie, le tunnel menant à Berkeley, l’appartement de Nick Rhodes, perché à flanc de coteau, la vue stupéfiante.

— Isabelle ne va pas tarder, déclara Rhodes. Nous irons tous dîner ensemble. Jolanda veut se joindre à nous. À moins que tu n’aies pas envie de la voir, bien sûr. Elle est avec Enron, tu sais. Je te l’ai dit, quand tu as appelé, non ?

— Oui, tu me l’as dit. Je m’en fiche. Plus on est de fous, plus on rit.

Un drôle de dîner. Isabelle terriblement douce, gentille, tendre, exprimant à plusieurs reprises sa profonde compassion pour toutes les épreuves que Carpenter venait de traverser – Isabelle la thérapeute, celle que Carpenter n’avait jamais connue, la femme bienveillante dont Nick Rhodes était éperdument amoureux. Ce soir-là, au restaurant, on les eût dits mari et femme, épris l’un de l’autre, plus des adversaires, un vrai couple. Jolanda aussi affirma à Carpenter qu’elle était navrée de tous ses ennuis et, en manière de consolation, lui offrit une étreinte torride, plaquant ses seins contre sa poitrine, dardant la langue pour la glisser entre ses lèvres, ce qui, venant de n’importe qui d’autre, eût semblé une invitation à se mettre au lit sans perdre un instant n’était, de la part de Jolanda, qu’une démonstration d’amitié tout à fait ordinaire. Enron ne parut pas s’en formaliser. Il regardait à peine Jolanda, ne manifestait pas le moindre intérêt pour elle. L’Israélien demeurait étrangement distant, privé de la véhémence frénétique dont il avait fait montre au cours du dîner, déjà si lointain, à Sausalito, ouvrant à peine la bouche ; il était présent physiquement, mais son esprit semblait ailleurs.

Le dîner de ce soir-là, pris de bonne heure dans un restaurant d’Oakland inconnu de Carpenter, vit se déverser des quantités de vin, des quantités de bavardages superficiels, vraiment pas grand-chose d’autre. Jolanda, à l’évidence bourrée d’hyperdex, discourut interminablement sur les merveilles de la station L-5 qu’Enron et elle venaient de quitter.

— Quel était le motif de ce voyage ? lui demanda Carpenter.

— Vacances, répondit Enron à sa place, un peu trop rapidement, un peu trop fougueusement. Rien d’autre que des vacances.

Curieux.

Quelque chose tracassait Nick Rhodes aussi. Silencieux, maussade, il buvait encore plus que de coutume. Il est vrai, se dit Carpenter, qu’il y a toujours quelque chose qui tracasse Nick.

— Demain, annonça Jolanda, vous dînez tous chez moi, Nick, Paul, Isabelle et Marty. Il faut terminer tout ce que j’ai au congélateur.

Elle repartait déjà, avec Enron, à Los Angeles cette fois. Curieux de les voir faire tous ces voyages ensemble, alors qu’ils paraissaient s’occuper si peu l’un de l’autre.

— Il y aura un autre invité, demain soir, ajouta Jolanda à l’attention de Carpenter, un homme que nous avons rencontré sur Valparaiso Nuevo. Il s’appelle Victor Farkas. Il peut vous être utile de parler avec lui, Paul. Il travaille pour Kyocera, à un échelon assez élevé, et je lui ai déjà touché un mot de vos difficultés récentes. Il pourrait peut-être vous trouver quelque chose chez Kyocera. Quoi qu’il en soit, vous le trouverez intéressant. C’est un homme comme on en voit peu, tout à fait fascinant, même s’il donne le frisson.

— Il n’a pas d’yeux, expliqua Enron. Une expérience génétique prénatale, une des atrocités commises en Asie centrale, à l’époque du Second Démembrement. Mais il a une grande vivacité. Il voit tout, même ce qu’il y a dans son dos, grâce à une sorte de don qui s’apparente à la télépathie.

Carpenter hocha la tête en silence. Ils pouvaient bien inviter à dîner un homme à trois têtes, ou même sans tête du tout, pour ce que cela lui faisait. Il avait l’impression de flotter, juste au-dessus du sol, indifférent à tout ce qui se passait autour de lui. Jamais il ne s’était senti aussi fatigué de sa vie.

Jolanda et Enron s’éclipsèrent juste après le dîner. Isabelle accompagna Rhodes et Carpenter chez Nick, mais elle ne resta pas. Carpenter s’en étonna, compte tenu de ce qui les avait unis au restaurant.

— Elle veut nous donner la possibilité d’être seuls, expliqua Rhodes. Elle imagine que nous avons des choses à nous dire.

— En avons-nous ?

C’est alors que Rhodes avait sorti le bourbon, à moins que ce ne fût du whisky.

— Qui est cette femme que tu as vue à Chicago ? interrogea Rhodes.

— Juste une amie. Je l’ai connue à Saint Louis, il y a des années, chez Samurai. Une femme très douce, que j’aime beaucoup, un peu paumée.

— Aux femmes paumées ! lança Rhodes. Et aux hommes paumés !

Ils choquèrent bruyamment leurs verres.

— Pourquoi n’es-tu pas resté plus longtemps avec elle ?

— Apparemment, elle n’en avait pas envie. Nous n’avions jamais été amants, tu sais, juste de bons amis. Je crois que le sexe a quelque chose de très pesant pour elle. Elle a été vraiment sympa de me recevoir comme ça, au pied levé, de me dire de venir, sans hésiter. Un port dans la tempête est toujours un soulagement.

— Aux ports ! Aux tempêtes !

Rhodes leva derechef son verre pour porter un toast. Il le vida d’un trait et versa deux rasades d’alcool.

— Doucement, protesta Carpenter. Je ne peux pas boire comme un trou, moi.

— Bien sûr que si. C’est seulement que tu n’es pas encore allé au bout de tes capacités.

Il se resservit et remplit à ras bord le verre de Carpenter. Il resta songeur un instant, le regard fixé sur la pointe de ses chaussures.

— Je crois que je vais accepter l’offre de Kyocera, dit-il enfin.

— Oh !

— Ce n’est pas encore chose décidée, mais disons qu’il y a six chances sur dix. Peut-être même plus. Je dois leur donner une réponse définitive dans les deux jours.

— Tu vas accepter. Tu le sais bien.

— Cela me fiche la trouille. Travailler avec Wu Fang-shui… Nous allons faire des miracles, je le sais. C’est tout le problème. Cette bonne vieille peur de la réussite.