— Tu redoutes peut-être la réussite, mais tu l’aimes aussi. Accepte, Nick. Fonce et transforme-nous tous en monstres de science-fiction. Cette saleté de monde ne mérite pas autre chose.
— Bien parlé. Santé !
— Santé ! Cul sec !
Ils éclatèrent de rire.
— Si je pars chez Kyocera, reprit Rhodes, je pourrais peut-être te trouver quelque chose. Qu’en dis-tu ?
— Tu rigoles ! Tu es exactement comme Jolanda. Elle m’a dit tout à l’heure qu’elle pourrait demander à son ami Farkas de me trouver un boulot chez eux. Avez-vous perdu la tête, tous les deux ? Vous oubliez que c’est moi qui ai abandonné en mer des naufragés employés par Kyocera ?
— Ils n’en auront plus rien à faire quand il se sera écoulé un peu de temps. Je devrais pouvoir te faire engager à titre de faveur, sinon il serait encore plus facile à ce Farkas de le faire. Tu changes de nom pour ne pas attirer l’attention et on te trouvera une petite place. Très vraisemblablement à un échelon inférieur à celui qui était le tien, mais tu pourras regagner le terrain perdu. Ta valeur sera toujours reconnue.
— Tu débloques ! Jamais Kyocera ne voudra de moi.
— Je connais un Échelon Trois chez eux. Je ne plaisante pas. Si je lui dis qu’il n’aura mon accord qu’à la condition d’engager mon ami dont la réputation a été récemment entachée par une malheureuse affaire, mais qui est désireux de se racheter sous une nouvelle identité, de prendre un nouveau départ…
— Ne fais pas ça.
— Pourquoi ?
— C’est idiot, répondit Carpenter. Idiot et impossible. N’essaie même pas, Nick, je t’en prie.
— Mais, alors, que vas-tu faire ?
— Les gens ne cessent de me poser cette question. Et je leur réponds que je n’en sais rien. Mais je ne crois pas que mon avenir soit chez Kyocera, voilà tout.
— Peut-être pas, après tout. Tiens, prends donc un autre verre.
— Je ne devrais pas, fit Carpenter. Je ne tiens pas l’alcool aussi bien que toi.
— Laisse-toi donc aller, répliqua Rhodes. Pourquoi pas, bordel ?
Dans le courant de la nuit, Carpenter se rendit compte, sans en éprouver la moindre angoisse, qu’il sombrait dans un délire alcoolique. Ils étaient encore assis à la table du salon, devant deux bouteilles vides, peut-être trois – il ne s’arrêtait plus à ce genre de détail – et Rhodes continuait de remplir verre sur verre comme un androïde atteint de folie, derrière son bar. La conversation avait tari depuis longtemps. De l’autre côté de la baie, les lumières de San Francisco commençaient à s’éteindre. Il était au moins 2 heures du matin, peut-être 3 ou 4.
Des plantes grimpantes envahissaient les fenêtres. De grosses lianes sinueuses, épaisses comme le bras, armées de petites ventouses d’octopode et chargées de touffes de feuilles. Tout devenait vert. Une vapeur verte flottait à l’extérieur. Une pluie fine tombait, verte, elle aussi. La sécheresse de la côte Ouest s’était achevée par magie et toute la région de la baie faisait maintenant partie de la serre universelle abritant une luxuriante végétation tropicale.
Carpenter regarda par la fenêtre, s’efforçant de voir au loin, à travers la verdure. La transformation instantanée était stupéfiante. Une lumière verte jouait sur le versant de la colline. Il voyait partout des plantes grimpantes ou rampantes, des fougères gigantesques, d’énormes arbustes d’espèces inconnues, aux colossales feuilles vernissées, aux grandes fleurs épanouies de couleur vive. C’était un jardin démentiel, magique, certes, mais produit par une magie inquiétante, maléfique. Sous la pluie incessante, les plantes frémissaient et bruissaient, croissaient continûment, s’élevant, se renforçant, se déployant.
— Allons faire un tour dehors, suggéra Carpenter.
Ils traversèrent le panneau vitré et se laissèrent flotter en douceur dans l’univers humide et verdoyant.
Un univers lumineux aussi. Tout baignait dans une étrange clarté phosphorescente, faible et tremblotante. L’air était lourd, moite, douceâtre. Tout semblait enveloppé de fourrure. Non, pas de fourrure, mais de sortes de champignons, une moisissure dense et humide. D’organes gonflés jaillissaient de loin en loin des nuages sombres de spores qui cherchaient et trouvaient rapidement les fentes minuscules où elles pourraient se fixer et se développer. Aucun angle saillant n’était visible, aucune surface nue, tout était tapissé de moisissures. Les arbres, énormes et majestueux, semblaient bosselés et barbus. Ils portaient de stupéfiantes protubérances, des excroissances noueuses.
La lune luisait faiblement au milieu des vapeurs. Des tiges de bambou mutant zébraient sa face grêlée. Un sang vert dégouttait du ciel.
Des silhouettes se déplaçaient dans la brume. Des trolls, des êtres invertébrés, informes, tentaculaires, d’aspect inhumain, monstrueux, qui pouvaient être originaires d’une autre planète ; mais, à mesure que Carpenter se rapprochait d’eux, il distinguait leur visage, leurs yeux, et percevait l’humanité qui était en eux. Yeux fixes, égarés, bouches béantes, horrifiées. Peau squameuse, membres ondulants, corps boursouflé, avachi, formes étrangères enveloppant le noyau d’humanité encore visible en eux. Eux aussi avaient subi dans le courant de la nuit une transformation magique.
Nick Rhodes semblait tous les connaître. Il les saluait comme on salue des voisins, des amis. Il leur présentait Carpenter d’un mouvement joyeux d’un de ses tentacules.
— Mon ami Paul, disait-il. Mon meilleur et mon plus vieil ami.
— Ravi de vous connaître, disaient-ils, avant de poursuivre leur chemin au milieu des vapeurs, sous la pluie verte, dans la forêt d’arbres chevelus, parmi les nuages de spores duveteuses emplissant l’air humide.
D’interminables plantes ligneuses festonnaient les façades de tous les bâtiments. Une vie végétale effrénée se développait follement sous un ciel couleur cannelle. Sous les entrelacs des plantes tentaculaires, enchevêtrement de cordes et de fouets, Carpenter percevait les formes indistinctes des ruines de l’ancien monde, pyramides mouchetées de lichen, cathédrales effondrées, stèles de marbre couvertes d’hiéroglyphes illisibles, statues renversées de dieux et d’empereurs. Sur un autel noyé de sang vert, un sacrifice avait lieu, une foule d’êtres munis de tentacules se pressait solennellement autour de l’un des leurs, attaché par des cordes pelucheuses sur une dalle de pierre. Un couteau vert se levait et s’abattait. Un chant lointain parvenait à Carpenter, une psalmodie, plutôt, sur une seule note. « Oh, oh, oh, oh. » La plainte douce, étouffée et distante d’une douleur inexprimable.
— Depuis combien de temps le monde est-il ainsi ? demanda-t-il.
En guise de réponse, Rhodes eut un haussement d’épaules, comme si la question n’avait aucun sens.
Carpenter écarquillait les yeux. Il se rendait compte que le monde qu’il avait connu était perdu à jamais. La Terre de l’humanité était moribonde, ou déjà morte, sa longue histoire s’achevait ; c’était le tour des champignons et des moisissures filamenteuses, des lianes et des bambous. La jungle ensevelirait tous les ouvrages de l’homme. L’humanité même serait engloutie par cette jungle, réduite à une tribu de créatures égarées, traquées, se protégeant des vrilles insidieuses, cherchant de misérables refuges au sein de l’efflorescence luxuriante de cette nouvelle création. Mais de refuges il n’y avait point. Les derniers humains finiraient, eux aussi, par se transformer en quelque espèce végétale, la bouche emplie des nouvelles spores, donnant naissance à une génération d’inimaginables créatures.
Et nous, se demanda Carpenter, qu’allons-nous devenir ? Ceux d’entre nous qui n’ont pas encore changé, qui se déplacent encore sous leur forme animale, avec leurs os rigides et leur vieille peau humaine ? N’y aura-t-il plus de place pour nous ? Ne pourrons-nous échapper à la catastrophe planétaire ?