Son regard se porta au-delà de la lune zébrée de bambous, en direction du semis d’étoiles indéchiffrable.
Là-haut, se dit Carpenter. Là-haut : une renaissance dans les étoiles, c’est notre seul espoir. Là-haut. Là-haut. Nous quitterons la Terre, nous prendrons notre essor vers le ciel et nous serons tous sauvés. Oui. Pendant que la Terre mutilée se régénérera sans nous.
— Regarde, dit Rhodes, le doigt tendu vers la baie.
Il s’en élevait quelque chose d’énorme, une massive colonne verte surmontée d’yeux, un être inconnaissable, inconcevable. L’eau qui ruisselait de ses épaules retombait dans la baie en nuages crépitants.
Il avait des yeux immenses, courroucés, effrayants. Rhodes s’était laissé tomber à genoux et faisait signe à Carpenter de l’imiter.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Carpenter. Cette créature… qu’est-ce que c’est ?
— À genoux et incline-toi ! souffla Rhodes avec véhémence. À genoux et incline-toi !
— Non, répliqua Carpenter. Je ne comprends pas.
Mais le monde entier donnait des marques d’humilité devant la créature sortie des eaux. Une musique majestueuse s’élevait vers le ciel. Un nouveau dieu était apparu, le seigneur de ce monde transformé. Carpenter se sentit malgré lui bouleversé par la majesté et l’étrangeté de la scène. Ses genoux se dérobaient sous lui. Il commença à se baisser vers le sol humide et spongieux.
— Incline-toi, répéta Rhodes.
Carpenter ferma les yeux, baissa la tête et mouilla de ses larmes la terre imbibée d’eau. Avec un mélange d’émerveillement et d’incompréhension, il fit allégeance au nouveau maître du monde ; puis la vision se dissipa et il reprit conscience, dégrisé, effaré, aux premières lueurs grisâtres du jour. Le sang battait à ses tempes. Des bouteilles vides traînaient dans toute la pièce. Nick Rhodes était étendu de tout son long, au pied du canapé. Carpenter porta la main à ses tempes douloureuses, il frotta et frotta dans l’espoir illusoire d’effacer cette douleur, et il écouta la voix aux accents lugubres de son esprit qui lui répétait avec une morne et absolue conviction qu’il n’y avait plus d’espoir pour la pauvre vieille planète usée, défigurée, non, plus aucun espoir. Tout était perdu. Tout, tout, tout. Perdu, perdu, perdu. Tout. Perdu.
Tout. Perdu. Perdu.
Perdu.
Un bain d’enzymes, une journée d’oisiveté dans l’appartement, une ou deux heures dans la centrifugeuse de Rhodes pour chasser, au moins provisoirement, tous les maux de son système nerveux, et Carpenter se sentit de nouveau presque opérationnel. Rhodes ne paraissait pas se ressentir de leur beuverie nocturne. Isabelle Martine fit son apparition vers 17 heures, cette fois encore fort aimable, pleine de sollicitude, conciliante ; après un ou deux verres de sherry et une conversation à bâtons rompus, ils sortirent tous les trois pour se rendre chez Jolanda Bermudez, au nord du campus.
Carpenter fut amusé et séduit par la beauté surchargée de la petite maison – son apparence baroque et vieillotte, la multitude de pièces exiguës, bourrées de myriades d’objets insolites, les bouffées d’encens flottant dans l’air, la tribu de chats, tous d’une race étrange et gracieuse. C’était exactement le genre de maison, légèrement ridicule, mais pleine d’une vitalité excentrique, dans laquelle il imaginait Jolanda.
Et ce Farkas, l’aveugle de Kyocera, que Jolanda avait trouvé en chemin, quelque part dans les satellites L-5, il semblait avoir sa place au milieu de ses possessions. Une curiosité, un objet insolite, une pièce unique.
Comment ne pas être impressionné par le bonhomme ? se demanda Carpenter. Immensément grand, bien bâti, imposant, il émanait de lui un sentiment de force et d’assurance qui semblait remplir la petite pièce où Jolanda leur servait des canapés. Vêtements de bonne coupe, complet gris perle et foulard orange, boots impeccablement cirées : une élégance raffinée. Pommettes très saillantes, menton en galoche. Et surtout ce front haut, lisse, incurvé, cette fascinante surface unie de peau, là où tout le monde avait sourcils et orbites : un monstre, une créature onirique, quelqu’un que l’on ne s’attendait pas à rencontrer dans la vie de tous les jours. Pas seulement aveugle, mais totalement dépourvu d’yeux ; et pourtant rien dans ses mouvements n’indiquait que sa vision fût diminuée le moins du monde.
Carpenter sirota prudemment un verre, grignota un canapé. Il observa la scène changeante :
Les groupes se formaient curieusement, demeuraient unis quelques instants, puis se séparaient. Les gens changeaient de place, glissaient dans la pièce.
Farkas et Enron – un géant majestueux et un petit homme nerveux, ramassé – s’entretenaient à voix basse dans un coin discret comme deux associés mal assortis discutant d’un contrat qu’ils devaient bientôt recevoir. Peut-être s’agissait-il de cela ?
Puis Farkas se dirigea vers Jolanda, s’arrêta tout près d’elle, sous le regard rempli d’aigreur d’Enron qui les observait de loin, toutes les attitudes d’un Farkas visiblement fasciné traduisant l’intense intérêt qu’il lui portait. Épaules pointées vers l’avant, grand front bombé incliné vers elle, il semblait utiliser une vision extrasensorielle, comme une manière de radiographie, pour distinguer à travers la robe d’un rouge flamboyant la nudité plantureuse de Jolanda.
Et elle y prenait plaisir, rougissant comme une collégienne, se trémoussant, le visage rayonnant, prête à se jeter sur lui. Il était manifeste que ces deux-là étaient en train, à la barbe d’Enron, de convenir de quelque chose. C’est aussi ce que l’Israélien semblait penser. Son front plissé était extrêmement expressif. Puis Isabelle intervint, entraînant Enron au fond de la pièce. Fidélité envers son amie, supposa Carpenter. Écarter l’Israélien afin de permettre à Jolanda de tendre ses filets ; même si Farkas semblait plutôt désireux de s’y laisser prendre.
Enron discutait maintenant avec Nick Rhodes ; peut-être une nouvelle interview ? Jolanda s’avança vers eux. Échange de sourires entre Jolanda et Nick, étrangement intime, mais fugitif. Carpenter se remémora un certain nombre de choses que Rhodes avait dites sur Jolanda, le soir du dîner à Sausalito ; il comprit qu’elle devait avoir couché avec tous les hommes présents dans la pièce et qu’elle en était fière.
Les groupes se défaisaient et se recomposaient. Carpenter se trouva enfin face à Farkas. C’est Jolanda qui le lui amena.
— Voici notre ami Paul Carpenter, fit-elle. Je vous ai parlé de lui, vous vous en souvenez ?
Sur ce, elle leur décocha un sourire radieux accompagné d’une œillade incendiaire et s’éloigna d’une démarche ondulante en direction d’Enron.
— C’est vous qui êtes chez Samurai ? demanda l’aveugle sans préambule. Capitaine d’un remorqueur d’icebergs, si j’ai bien compris ?
— Je l’étais, répondit simplement Carpenter, stupéfait de la brusquerie de cette entrée en matière.
Il leva la tête, Farkas étant sensiblement plus grand que lui, et il fixa son regard sur la zone de peau lisse, à peine ombrée, où auraient dû se trouver les yeux.
— Un accident en mer a provoqué un petit scandale. J’ai été licencié.
— Oui, c’est ce qu’on m’a rapporté. J’avais pourtant l’impression que Samurai ne se séparait que très rarement de ses Salariés.
— Les victimes étaient des employés de Kyocera. Une enquête a eu lieu. L’affaire risquait de porter gravement atteinte à l’image de la Compagnie. On a donc estimé que je n’étais pas irremplaçable et des excuses sincères ont été adressées aux intéressés.