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— Et s’il ne rencontre pas de problèmes ? Nous partons, tout simplement, et toute la station vole en éclats ?

— Oui, répondit Davidov avec détachement. Ce sera tout ou rien.

— Je n’aime pas cela, Mike. Outre la question morale, qui n’est pas à négliger, car des milliers d’innocents vivent ici, à qui cela rapportera-t-il quelque chose si nous faisons sauter le satellite ?

— Olmo ne nous décevra pas, fit Davidov. C’est pour lui autant que pour nous l’occasion de sa vie. La séance est levée, conclut-il en se mettant debout. Si vous avez besoin de moi, vous savez où me trouver.

— Quelqu’un a envie de prendre un verre ? lança Jolanda. Il y a un bar en bas.

— Allons-y, fit Carpenter.

Au moment où ils quittaient la chambre pour s’engager dans le couloir, Enron se porta à la hauteur de Farkas.

— Puis-je vous parler un moment ? demanda-t-il.

D’entrée de jeu, Farkas avait éprouvé de l’antipathie pour Enron ; les relations ne s’étaient guère améliorées au fil de leur association. Il pouvait pardonner à l’Israélien son arrogance, son obstination égoïste et acharnée à employer tous les moyens pour arriver à ses fins, et même son mépris à peine masqué pour tout ce qui n’était pas Meshoram Enron. Des attitudes que Farkas pouvait comprendre.

Mais Enron était irritant. Comme une grosse mouche bleue, volant et bourdonnant sans relâche à ses oreilles. Jamais il n’arrêtait, et c’était assommant. Ils n’en restaient pas moins associés. Farkas appréciait la vivacité et l’agilité de son intelligence, à défaut de son caractère, de sa personnalité ou de ses manières. Il écouta donc attentivement ce qu’Enron avait à lui dire, dans le petit couloir sinistre du modeste établissement de la cité de Conception, sur le Rayon B de Valparaiso Nuevo.

Ce qu’Enron avait à dire était ennuyeux et offensant : l’Israélien affirmait en effet, en substance, que Farkas, par négligence et manque de vigilance, avait introduit dans cette opération conjointe d’une extrême délicatesse un espion à la solde de Samurai Industries. Accusation qui atteignait Farkas au vif, dans le sentiment de sa compétence et de sa fermeté de jugement.

Plus exaspérant encore, Farkas était plus qu’à moitié convaincu qu’Enron pouvait être dans le vrai.

— Si l’on regarde les choses sous cet angle, poursuivit Enron, que voyons-nous ? Un homme qui a commis une très grave erreur de jugement dans des circonstances difficiles, très délicates, et s’est fait licencier par Samurai, une mesure principalement destinée aux relations publiques, pour avoir stupidement abandonné en mer un groupe de naufragés de Kyocera qui ont survécu, et pour qui tout avenir est définitivement bouché dans le monde des mégafirmes. En conséquence, il s’est lancé dans des activités criminelles, d’accord ? Bon. Mais qui a jamais vu un Échelon Onze se faire licencier, avec ou sans motif valable, sans faire appel de cette décision ? Jamais un Échelon Onze ne se fait renvoyer. Jamais.

— Comme vous venez de le dire, Carpenter a commis une très grave erreur de jugement.

— Croyez-vous ? Il commandait un pauvre petit remorqueur d’icebergs où il était absolument impossible de caser des passagers supplémentaires, à bord duquel je ne sais combien de marins de Kyocera cherchaient à monter. Qu’auriez-vous fait, à sa place ?

— Pour commencer, je ne me serais pas laissé entraîner aussi loin, répondit Farkas.

— D’accord. Imaginons quand même que vous l’ayez fait.

— Pourquoi parlons-nous maintenant de cette histoire ?

— Parce que je pense que Carpenter, carrière totalement brisée dans le monde de l’entreprise, mais ayant encore le sentiment d’appartenir à ce monde, pourrait fort bien projeter de se réhabiliter aux yeux de Samurai en offrant à don Eduardo votre tête et la mienne.

— Cela me paraît tiré par les cheveux.

— Pas à moi, répliqua Enron. Réfléchissez. Qui est le meilleur ami de Carpenter, son ami d’enfance ? Nick Rhodes, le généticien de Samurai. Après ses ennuis, Carpenter est allé pleurer dans le gilet de Rhodes qui, permettez-moi de vous le dire, est un esprit confus, un être lâche, insipide, mais, heureusement pour lui, un génie, et qui, c’est une supposition, a dit à Carpenter que le seul moyen qui lui restait de remettre de l’ordre dans sa vie était de se livrer à l’espionnage industriel. Si tu obtiens la preuve de pratiques répréhensibles de la part de Kyocera, Toshiba ou une autre mégafirme, et si tu en informes les yeux bridés de la direction de Samurai, pour leur permettre de taper publiquement sur les doigts des méchants, tu seras récompensé en rentrant dans les bonnes grâces de la Compagnie. Rhodes lui indique par exemple que notre chère Jolanda reçoit à dîner le lendemain soir un certain Victor Farkas, un fier-à-bras de chez Kyocera. « Tu te fais inviter, lui dit-il, tu lèches les bottes à ce Farkas et tu réussiras peut-être à découvrir quelque chose de très vilain à quoi il se livre pour le compte de Kyocera, car il y a neuf chances sur dix qu’il soit mêlé à quelque chose de… »

— Vous échafaudez toute une hypothèse à partir de rien du tout, coupa Farkas.

— Laissez-moi terminer, voulez-vous ? Carpenter vient donc à ce dîner et vous finissez par discuter ensemble, comme c’était prévu depuis le début. Carpenter attend d’apprendre quelque chose d’utile pour sauter sur l’occasion. D’un seul coup, l’idée vous vient de le faire participer à notre projet, lui, le parfait inconnu, le transfuge de Samurai où sa carrière s’est achevée en queue de poisson. Pourquoi faites-vous cela ? Dieu seul le sait. Mais vous le faites. Pour Carpenter, c’est un miracle. Il exposera au grand jour le rôle de Kyocera dans une entreprise véritablement funeste, à côté de laquelle l’abandon en mer d’une poignée de pêcheurs de calmars est une bagatelle sans importance. Nous serons appréhendés par la Guardia Civil et Carpenter deviendra un héros. Le passé sera effacé et il obtiendra une promotion de deux échelons.

— Il me paraît invraisemblable que cette hypothèse soit en quelque manière…

— Attendez. Attendez, ce n’est pas tout. Savez-vous qu’il est l’un des amants de Jolanda ? Le premier soir où j’ai rencontré toute cette bande, Carpenter était avec elle. Après dîner, il l’a emmenée à son hôtel.

Farkas fut pris au dépourvu par cette révélation. Mais il fit de son mieux pour dissimuler sa surprise.

— Et après ? Je n’ai pas l’impression qu’elle soit réputée pour sa chasteté.

— Jolanda était au courant de ce projet avant nous, poursuivit Enron. C’est elle qui m’a mis dans le coup, le saviez-vous ? Et elle a également mis dans le coup son ami Carpenter, parce qu’il est sur la paille et qu’elle veut l’aider. Jolanda, qui sait qu’une partie des ficelles est tirée par Kyocera, apprend que son ami Carpenter a été sacrifié pour faire une fleur à Kyocera et elle voit un moyen pour lui de retrouver son poste. Elle organise donc le petit dîner où vous lui êtes présenté et où vous avez l’extrême obligeance de vous confier à lui, et de l’associer à notre projet. Se pourrait-il qu’elle vous ait manœuvré pour arriver précisément à ce résultat, afin que son cher Carpenter soit en mesure de nous dénoncer, vous-même, Davidov et moi – nous qui avons tous été ses amants, bien sûr, mais quelle importance ? – à la Guardia Civil et de reprendre ainsi le cours de sa carrière chez Samurai ?

— Vous la présentez comme une diablesse, protesta Farkas.

— Peut-être en est-elle une, fit Enron. À moins qu’elle ne soit amoureuse de Carpenter et ne considère les autres que comme des jouets.