— Par ici, dit Farkas.
Il ouvrit la petite porte et fit signe à Carpenter de le précéder.
Dans l’ouverture, le regard de Carpenter se perdit dans un océan de ténèbres.
— Je ne verrai pas dans quoi je vais me cogner, fit-il. C’est vous qui avez cette vision magique, Farkas. Passez devant.
— Comme vous voudrez. Suivez-moi.
Ils pénétrèrent dans la coque. La lumière et la gaieté de la place d’El Mirador s’effacèrent d’un coup. Ils se trouvaient maintenant à l’intérieur de la lugubre carapace de Valparaiso Nuevo, sous l’enveloppe sombre et secrète du satellite.
Une fois à l’intérieur, Carpenter se rendit compte que l’obscurité n’était pas totale. Sur sa gauche s’ouvrait un passage étroit, chichement éclairé par une rangée d’antiques ampoules fixées au plafond bas, donnant une infime clarté jaunâtre. Quand sa vision stimulée par l’hyperdex s’adapta à la pénombre, il distingua, de place en place, de noirs amas de scories, sans doute destinés à servir de lest au satellite, et des sortes de voiturettes de golf, probablement utilisées par le personnel de maintenance. Derrière s’étendait une zone de ténèbres, noire comme l’espace.
Carpenter avait à peine la place de se tenir debout. Farkas, lui, gardait les genoux fléchis, dans une position à moitié accroupie. Plus loin, le plafond semblait encore plus bas.
Ils étaient seuls.
— Où est votre ami Olmo ? demanda Carpenter. En retard à notre rendez-vous ?
— Juste devant nous, répondit Farkas. Vous ne le voyez pas ? Non, bien sûr. Mais, moi, avec ma vision magique, comme vous dites, je n’ai aucune difficulté pour le distinguer, là-bas, au fond.
Il n’y avait personne d’autre qu’eux à l’intérieur de la coque, Carpenter en aurait donné sa main à couper ; les ennuis n’allaient donc pas tarder. Il prit le troisième hyperdex dans la poche de sa chemise, le porta à sa bouche, le croqua et l’avala.
Il eut l’impression qu’une bombe explosait dans son crâne.
— Que faites-vous ? demanda Farkas.
— Je ne vois pas Olmo, dit Carpenter. Ni personne d’autre.
Il ne parvenait pas à articuler correctement. Sa voix lui donnait l’impression de retentir dans une chambre sonore.
— Non. En fait, Olmo n’est pas là.
— C’est bien ce qu’il me semblait.
— En effet, dit Farkas. Il n’y a ici que vous et moi. Et maintenant, dites-moi, Carpenter : êtes-vous toujours à la solde de Samurai Industries ?
— Vous êtes fou !
— Répondez-moi. Nous espionnez-vous, oui ou non, pour le compte de Samurai ?
— Non. Que signifient ces conneries ?
— Je crois que vous mentez, déclara Farkas.
— Si je travaillais encore pour Samurai, fit Carpenter avec une horrible lenteur, comme un robot dont la batterie se décharge, s’efforçant de parler à haute et intelligible voix tandis que l’effet du troisième comprimé d’hyperdex se faisait sentir avec violence sur son système nerveux, serais-je mêlé à une entreprise aussi insensée que celle-ci ?
Au lieu de répondre, Farkas pivota sur lui-même mit un genou à terre et referma la main sur quelque chose qu’il ramassa sur le sol – une poignée de scories, peut-être – qu’il lança en visant la tête de Carpenter. Mais l’hyperdex faisait son effet. Carpenter s’attendait à une attaque, sous une forme ou une autre ; dès que Farkas déclencha son mouvement, il recula en faisant un pas de côté, prenant largement de vitesse Farkas dont le bras acheva vainement son geste dans le vide. Carpenter entendit son grognement de surprise et de colère.
Il bondit vers l’avant, en essayant de passer derrière Farkas pour regagner la lumière de la place d’El Mirador. Mais Farkas bloquait le passage ; quand Carpenter feinta, il se contenta d’étendre ses bras interminables et attendit que Carpenter se jette dedans. Carpenter recula. Il regarda par-dessus son épaule, ne vit rien d’autre que l’obscurité impénétrable dans laquelle il s’enfonça, sans savoir le moins du monde où cela le menait.
Farkas le suivit.
— Continuez dans cette direction, dit-il, et vous basculerez dans le vide. Il y a une saillie, juste avant la couche de débris, et après un à-pic dans lequel vous tomberez. La chute sera longue et lente, mais, quand vous arriverez au fond, à la périphérie, la pesanteur sera celle de la Terre et le résultat ne sera pas beau à voir.
Était-ce du bluff ? Carpenter n’avait pas une idée précise de la topographie des lieux. Il eut un instant d’hésitation et Farkas bondit. Il était rapide, il était grand, mais, encore une fois, la triple dose d’hyperdex changea tout. Les mouvements de Farkas semblaient pesants, presque ralentis. Il était facile de les esquiver. Carpenter fit un pas de côté et le coup qui lui était destiné ne fit qu’effleurer son épaule gauche.
Il entendit Farkas, dérouté et furieux, marmonner entre ses dents.
Mais l’aveugle était toujours placé entre la sortie et lui. Et Carpenter ne savait absolument pas ce qu’il y avait derrière lui, près de l’enveloppe du satellite.
Il pouvait être aussi dangereux de continuer à reculer que Farkas l’avait dit. Et Farkas se trouvait devant lui. Il est terriblement rapide et puissant, et il peut voir dans toutes les directions à la fois, avait dit Jolanda. D’accord. Mais il n’avait pas tellement le choix. Carpenter se courba pour abaisser autant que possible son centre de gravité et fonça droit sur Farkas. Dès que Carpenter fut à sa portée, Farkas le saisit et les deux hommes luttèrent furieusement quelques instants. Carpenter était absolument incapable de faire bouger son adversaire. Farkas était immense, il avait une force peu commune, il s’arc-boutait. Ses mains avaient trouvé la gorge de Carpenter et il serrait.
Carpenter se débattit frénétiquement, se tortilla comme un ver, se contorsionna, laissa son corps devenir tout mou avant de bander brusquement ses muscles. Il parvint à se dégager, échappa à l’étreinte de Farkas et s’écarta avec souplesse. Il avait eu de la chance ; il savait qu’il ne pourrait probablement pas recourir une seconde fois à la même ruse.
Farkas le suivit, d’un pas très sûr, et ils s’enfoncèrent dans une obscurité encore plus profonde, où Carpenter ne distinguait presque rien de ce qui l’entourait. Il discerna vaguement les bras interminables de Farkas tendus vers lui, deux lignes sombres sur le fond de ténèbres. Du bout du pied, il explora précautionneusement le sol derrière lui, essayant de découvrir s’il s’approchait de l’abîme dont Farkas avait parlé ou si, au contraire, l’aveugle le poussait dans un cul-de-sac. Mais cela ne lui apprit rien. Il ne voyait pratiquement plus rien.
Farkas, lui, voyait.
Aussi bien derrière que devant. D’après Jolanda, sa vision aveugle lui permettait de voir à un angle de trois cent soixante degrés.
Carpenter perçut son souffle saccadé. Il sentit, sans la voir, la forme massive s’approcher de lui. Carpenter avait l’avantage d’une vitesse surhumaine, mais Farkas voyait dans le noir et il était plus grand, plus fort. Dans cette obscurité, la partie n’était pas égale.