À une heure, chacun dormait à bord.
Le lendemain, 21 février, à trois heures du matin, les fourneaux ronflaient; à cinq heures, on levait l’ancre, et sous l’impulsion de son hélice, le Resolute fila vers l’embouchure de la Tamise.
Nous n’avons pas besoin de dire que les conversations du bord roulèrent uniquement sur l’expédition du docteur Fergusson. À le voir comme à l’entendre, il inspirait une telle confiance que bientôt, sauf l’Écossais, personne ne mit en question le succès de son entreprise.
Pendant les longues heures inoccupées du voyage, le docteur faisait un véritable cours de géographie dans le carré des officiers. Ces jeunes gens se passionnaient pour les découvertes faites depuis quarante ans en Afrique; il leur raconta les explorations de Barth, de Burton, de Speke, de Grant, il leur dépeignit cette mystérieuse contrée livrée de toutes part aux investigations de la science. Dans le nord, le jeune Duveyrier explorait le Sahara et ramenait à Paris les chefs Touareg. Sous l’inspiration du gouvernement français, deux expéditions se préparaient, qui, descendant du nord et venant à l’ouest, se croiseraient à Tembouctou. Au sud, l’infatigable Livingstone s’avançait toujours vers l’équateur, et depuis mars 1862, il remontait, en compagnie de Mackensie, la rivière Rovoonia. Le XIXe siècle ne se passerait certainement pas sans que l’Afrique n’eût révélé les secrets enfouis dans son sein depuis six mille ans.
L’intérêt des auditeurs de Fergusson fut excité surtout quand il leur fit connaître en détail les préparatifs de son voyage; ils voulurent vérifier ses calculs; ils discutèrent, et le docteur entra franchement dans la discussion.
En général, on s’étonnait de la quantité relativement restreinte de vivres qu’il emportait avec lui. Un jour, l’un des officiers interrogea le docteur à cet égard.
«Cela vous surprend, répondit Fergusson.
– Sans doute.
– Mais quelle durée supposez-vous donc qu’aura mon voyage? Des mois entiers? C’est une grande erreur; s’il se prolongeait, nous serions perdus, nous n’arriverions pas. Sachez donc qu’il n’y a pas plus de trois mille cinq cents, mettez quatre mille milles [16] de Zanzibar à la côte du Sénégal. Or, à deux cent quarante milles [17] par douze heures, ce qui n’approche pas de la vitesse de nos chemins de fer, en voyageant jour et nuit, il suffirait de sept jours pour traverser l’Afrique.
– Mais alors vous ne pourriez rien voir, ni faire de relèvements géographiques, ni reconnaître le pays.
– Aussi, répondit le docteur, si je suis maître de mon ballon, si je monte ou descends à ma volonté, je m’arrêterai quand bon me semblera, surtout lorsque des courants trop violents menaceront de m’entraîner.
– Et vous en rencontrerez, dit le commandant Pennet; il y a des ouragans qui font plus de deux cent quatre milles à l’heure.
– Vous le voyez, répliqua le docteur, avec une telle rapidité, on traverserait l’Afrique en douze heures; on se lèverait à Zanzibar pour aller se coucher à Saint-Louis.
– Mais, reprit un officier, est-ce qu’un ballon pourrait être entraîné par une vitesse pareille?
– Cela s’est vu, répondit Fergusson.
– Et le ballon a résisté?
– Parfaitement. C’était à l’époque du couronnement de Napoléon en 1804. L’aéronaute Garnerin lança de Paris, à onze heures du soir, un ballon qui portait l’inscription suivante tracée en lettres d’or: «Paris, 25 frimaire an XIII, couronnement de l’empereur Napoléon par S. S. Pie VII.» Le lendemain matin, à cinq heures, les habitants de Rome voyaient le même ballon planer au-dessus du Vatican, parcourir la campagne romaine, et aller s’abattre dans le lac de Bracciano. Ainsi, messieurs, un ballon peut résister à de pareilles vitesses.
– Un ballon, oui; mais un homme, se hasarda à dire Kennedy.
– Mais un homme aussi! Car un ballon est toujours immobile par rapport à l’air qui l’environne; ce n’est pas lui qui marche, c’est la masse de l’air elle-même; aussi, allumez une bougie dans votre nacelle, et la flamme ne vacillera pas. Un aéronaute montant le ballon de Garnerin n’aurait aucunement souffert de cette vitesse. D’ailleurs, je ne tiens pas à expérimenter une semblable rapidité, et si je puis m’accrocher pendant la nuit à quelque arbre ou quelque accident de terrain, je ne m’en ferai pas faute. Nous emportons d’ailleurs pour deux mois de vivres, et rien n’empêchera notre adroit chasseur de nous fournir du gibier en abondance quand nous prendrons terre.
– Ah! monsieur Kennedy! vous allez faire là des coups de maître, dit un jeune midshipman en regardant l’Écossais avec des yeux d’envie.
– Sans compter, reprit un autre, que votre plaisir sera doublé d’une grande gloire.
– Messieurs, répondit le chasseur, je suis fort sensible à vos compliments… mais il ne m’appartient pas de les recevoir…
– Hein! fit-on de tous côtés vous ne partirez pas?
– Je ne partirai pas.
– Vous n’accompagnerez pas le docteur Fergusson?
– Non seulement je ne l’accompagnerai pas, mais je ne suis ici que pour l’arrêter au dernier moment.»
Tous les regards se dirigèrent vers le docteur.
«Ne l’écoutez pas, répondit-il avec son air calme. C’est une chose qu’il ne faut pas discuter avec lui; au fond il sait parfaitement qu’il partira.
– Par saint Patrick! s’écria Kennedy, j’atteste…
– N’atteste rien, ami Dick; tu es jaugé, tu es pesé, toi, ta poudre, tes fusils et tes balles; ainsi n’en parlons plus.»
Et de fait, depuis ce jour jusqu’à l’arrivée à Zanzibar, Dick n’ouvrit plus la bouche; il ne parla pas plus de cela que d’autre chose. Il se tut.
IX
On double le cap. – Le gaillard d’avant – Cours de cosmographie par le professeur Joe. – De la direction des ballons. – De la recherche des courants atmosphériques. – Eυρηχα.
Le Resolute filait rapidement vers le cap de Bonne-Espérance; le temps se maintenait au beau, quoique la mer devint plus forte.
Le 30 mars, vingt-sept jours après le départ de Londres, la montagne de la Table se profila sur l’horizon; la ville du Cap, située au pied d’un amphithéâtre de collines, apparut au bout des lunettes marines, et bientôt le Resolute jeta l’ancre dans le port. Mais le commandant n’y relâchait que pour prendre du charbon; ce fut l’affaire d’un jour; le lendemain, le navire donnait dans le sud pour doubler la pointe méridionale de l’Afrique et entrer dans le canal de Mozambique.
Joe n’en était pas à son premier voyage sur mer; il n’avait pas tardé à se trouver chez lui à bord. Chacun l’aimait pour sa franchise et sa bonne humeur. Une grande part de la célébrité de son maître rejaillissait sur lui. On l’écoutait comme un oracle, et il ne se trompait pas plus qu’un autre.
Or, tandis que le docteur poursuivait le cours de ses descriptions dans le carré des officiers, Joe trônait sur le gaillard d’avant, et faisait de l’histoire à sa manière, procédé suivi d’ailleurs par les plus grands historiens de tous les temps.
Il était naturellement question du voyage aérien. Joe avait eu de la peine à faire accepter l’entreprise par des esprits récalcitrants; mais aussi, la chose une fois acceptée, l’imagination des matelots, stimulée par le récit de Joe, ne connut plus rien d’impossible.