«C’est leur manière de supplier, dit le docteur Fergusson; si je ne me trompe, nous allons être appelés à jouer un grand rôle.
– Eh bien! monsieur, jouez-le.
– Toi-même, mon brave Joe, tu vas peut-être devenir un dieu.
– Eh! monsieur, cela ne m’inquiète guère, et l’encens ne me déplait pas.»
En ce moment, un des sorciers, un «Myanga», fit un geste, et toute cette clameur s’éteignit dans un profond silence. Il adressa quelques paroles aux voyageurs, mais dans une langue inconnue.
Le docteur Fergusson, n’ayant pas compris, lança à tout hasard quelques mots d’arabe, et il lui fut immédiatement répondu dans cette langue.
L’orateur se livra à une abondante harangue, très fleurie, très écoutée; le docteur ne tarda pas à reconnaître que le Victoria était tout bonnement pris pour la Lune en personne, et que cette aimable déesse avait daigné s’approcher de la ville avec ses trois Fils, honneur qui ne serait jamais oublié dans cette terre aimée du Soleil.
Le docteur répondit avec une grande dignité que la Lune faisait tous les mille ans sa tournée départementale, éprouvant le besoin de se montrer de plus près à ses adorateurs; il les priait donc de ne pas se gêner et d’abuser de sa divine présence pour faire connaître leurs besoins et leurs vœux.
Le sorcier répondit à son tour que le sultan, le «Mwani», malade depuis de longues années, réclamait les secours du ciel, et il invitait les fils de la Lune à se rendre auprès de lui.
Le docteur fit part de l’invitation à ses compagnons.
«Et tu vas te rendre auprès de ce roi nègre? dit le chasseur.
– Sans doute. Ces gens-là me paraissent bien disposés; l’atmosphère est calme; il n’y a pas un souffle de vent! Nous n’avons rien à craindre pour le Victoria.
– Mais que feras-tu?
– Sois tranquille, mon cher Dick; avec un peu de médecine je m’en tirerai.»
Puis, s’adressant à la foule:
«La Lune, prenant en pitié le souverain cher aux enfants de l’Unyamwezy, nous a confié le soin de sa guérison. Qu’il se prépare à nous recevoir!»
Les clameurs, les chants, les démonstrations redoublèrent, et toute cette vaste fourmilière de têtes noires se remit en mouvement.
«Maintenant, mes amis, dit le docteur Fergusson, il faut tout prévoir; nous pouvons, à un moment donné, être forcés de repartir rapidement. Dick restera donc dans la nacelle, et, au moyen du chalumeau, il maintiendra une force ascensionnelle suffisante. L’ancre est solidement assujettie; il n’y a rien à craindre. Je vais descendre à terre. Joe m’accompagnera; seulement il restera au pied de l’échelle.
– Comment! tu iras seul chez ce moricaud? dit Kennedy.
– Comment! monsieur Samuel, s’écria Joe, vous ne voulez pas que je vous suive jusqu’au bout!
– Non; j’irai seul; ces braves gens se figurent que leur grande déesse la Lune est venue leur rendre visite, je suis protégé par la superstition; ainsi, n’ayez aucune crainte, et restez chacun au poste que je vous assigne.
– Puisque tu le veux, répondit le chasseur.
– Veille à la dilatation du gaz.
– C’est convenu.»
Les cris des indigènes redoublaient; ils réclamaient énergiquement l’intervention céleste.
«Voilà! voilà! fit Joe. Je les trouve un peu impérieux envers leur bonne Lune et ses divins Fils.»
Le docteur, muni de sa pharmacie de voyage, descendit à terre, précédé de Joe. Celui-ci grave et digne comme il convenait, s’assit au pied de l’échelle, les jambes croisées sous lui à la façon arabe, et une partie de la foule l’entoura d’un cercle respectueux.
Pendant ce temps, le docteur Fergusson, conduit au son des instruments, escorté par des pyrrhiques religieuses, s’avança lentement vers le «tembé royal», situé assez loin hors de la ville; il était environ trois heures, et le soleil resplendissait; il ne pouvait faire moins pour la circonstance.
Le docteur marchait avec dignité; les «Waganga» l’entouraient et contenaient la foule. Fergusson fut bientôt rejoint par le fils naturel du sultan, jeune garçon assez bien tourné, qui, suivant la coutume du pays, était le seul héritier des biens paternels, à l’exclusion des enfants légitimes; il se prosterna devant le Fils de la Lune; celui-ci le releva d’un geste gracieux.
Trois quarts d’heure après, par des sentiers ombreux, au milieu de tout le luxe d’une végétation tropicale, cette procession enthousiasmée arriva au palais du sultan, sorte d’édifice carré, appelé Ititénya, et situé au versant d’une colline. Une espèce de véranda, formée par le toit de chaume, régnait à l’extérieur, appuyée sur des poteaux de bois qui avaient la prétention d’être sculptés. De longues lignes d’argile rougeâtre ornaient les murs, cherchant à reproduire des figures d’hommes et de serpents, ceux-ci naturellement mieux réussis que ceux-là. La toiture de cette habitation ne reposait pas immédiatement sur les murailles, et l’air pouvait y circuler librement; d’ailleurs, pas de fenêtres, et à peine une porte.
Le docteur Fergusson fut reçu avec de grands honneurs par les gardes et les favoris, des hommes de belle race, des Wanyamwezi, type pur des populations de l’Afrique centrale, forts et robustes, bien faits et bien portants. Leurs cheveux divisés en un grand nombre de petites tresses retombaient sur leurs épaules; au moyen d’incisions noires ou bleues, ils zébraient leurs joues depuis les tempes jusqu’à la bouche. Leurs oreilles, affreusement distendues, supportaient des disques en bois et des plaques de gomme copal; ils étaient vêtus de toiles brillamment peintes; les soldats, armés de la sagaie, de l’arc, de la flèche barbelée et empoisonnée du suc de l’euphorbe, du coutelas, du «sime», long sabre à dents de scie, et de petites haches d’armes.
Le docteur pénétra dans le palais. Là, en dépit de la maladie du sultan, le vacarme déjà terrible redoubla à son arrivée. Il remarqua au linteau de la porte des queues de lièvre, des crinières de zèbre, suspendues en manière de talisman. Il fut reçu par la troupe des femmes de Sa Majesté, aux accords harmonieux de «l’upatu», sorte de cymbale faite avec le fond d’un pot de cuivre, et au fracas du «kilindo», tambour de cinq pieds de haut creusé dans un tronc d’arbre, et contre lequel deux virtuoses s’escrimaient à coups de poing.
La plupart de ces femmes paraissaient fort jolies, et fumaient en riant le tabac et le thang dans de grandes pipes noires; elles semblaient bien faites sous leur longue robe drapée avec grâce, et portaient le «kilt» en fibres de calebasse, fixé autour de leur ceinture.
Six d’entre elles n’étaient pas les moins gaies de la bande, quoique placées à l’écart et réservées à un cruel supplice. À la mort du sultan, elles devaient être enterrées vivantes auprès de lui, pour le distraire pendant l’éternelle solitude.
Le docteur Fergusson, après avoir embrassé tout cet ensemble d’un coup d’œil, s’avança jusqu’au lit de bois du souverain. Il vit là un homme d’une quarantaine d’années, parfaitement abruti par les orgies de toutes sortes et dont il n’y avait rien à faire. Cette maladie, qui se prolongeait depuis des années, n’était qu’une ivresse perpétuelle. Ce royal ivrogne avait à peu près perdu connaissance, et toute l’ammoniaque du monde ne l’aurait pas remis sur pied.