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Les favoris et les femmes, fléchissant le genou, se courbaient pendant cette visite solennelle. Au moyen de quelques gouttes d’un violent cordial, le docteur ranima un instant ce corps abruti; le sultan fit un mouvement, et, pour un cadavre qui ne donnait plus signe d’existence depuis quelques heures, ce symptôme fut accueilli par un redoublement de cris en l’honneur du médecin.

Celui-ci, qui en avait assez, écarta par un mouvement rapide ses adorateurs trop démonstratifs et sortit du palais. Il se dirigea vers le Victoria. Il était six heures du soir.

Joe, pendant son absence, attendait tranquillement au bas de l’échelle; la foule lui rendait les plus grands devoirs. En véritable Fils de la Lune, il se laissait faire. Pour une divinité, il avait l’air d’un assez brave homme, pas fier, familier même avec les jeunes Africaines, qui ne se lassaient pas de le contempler. Il leur tenait d’ailleurs d’aimables discours.

«Adorez, mesdemoiselles, adorez, leur disait-il; je suis un bon diable, quoique fils de déesse!»

On lui présenta les dons propitiatoires, ordinairement déposés dans les «mzimu» ou huttes-fétiches. Cela consistait en épis d’orge et en «pombé». Joe se crut obligé de goûter à cette espèce de bière forte; mais son palais, quoique fait au gin et au wiskey, ne put en supporter la violence. Il fit une affreuse grimace, que l’assistance prit pour un sourire aimable.

Et puis les jeunes filles, confondant leurs voix dans une mélopée traînante, exécutèrent une danse grave autour de lui.

«Ah! vous dansez, dit-il, eh bien! je ne serai pas en reste avec vous, et je vais vous montrer une danse de mon pays.»

Et il entama une gigue étourdissante, se contournant, se détirant, se déjetant, dansant des pieds, dansant des genoux, dansant des mains, se développant en contorsions extravagantes, en poses incroyables, en grimaces impossibles, donnant ainsi à ces populations une étrange idée de la manière dont les dieux dansent dans la Lune.

Or, tous ces Africains, imitateurs comme des singes, eurent bientôt fait de reproduire ses manières, ses gambades, ses trémoussements; ils ne perdaient pas un geste, ils n’oubliaient pas une attitude; ce fut alors un tohu-bohu, un remuement, une agitation dont il est difficile de donner une idée, même faible. Au plus beau de la fête, Joe aperçut le docteur.

Celui-ci revenait en toute hâte, au milieu d’une foule hurlante et désordonnée. Les sorciers et les chefs semblaient fort animés. On entourait le docteur; on le pressait, on le menaçait. Étrange revirement! Que s’était-il passé? Le sultan avait-il maladroitement succombé entre les mains de son médecin céleste?

Kennedy, de son poste, vit le danger sans en comprendre la cause. Le ballon, fortement sollicité par la dilatation du gaz, tendait sa corde de retenue, impatient de s’élever dans les airs.

Le docteur parvint au pied de l’échelle. Une crainte superstitieuse retenait encore la foule et l’empêchait de se porter à des violences contre sa personne; il gravit rapidement les échelons, et Joe le suivit avec agilité.

«Pas un instant à perdre, lui dit son maître. Ne cherche pas à décrocher l’ancre! Nous couperons la corde! Suis-moi!

– Mais qu’y a-t-il donc? demanda Joe en escaladant la nacelle.

– Qu’est-il arrivé? fit Kennedy, sa carabine à la main.

– Regardez, répondit le docteur en montrant l’horizon.

– Eh bien! demanda le chasseur.

– Eh bien! la lune!»

La lune, en effet, se levait rouge et splendide, un globe de feu sur un fond d’azur. C’était bien elle! Elle et le Victoria!

Ou il y avait deux lunes, ou les étrangers n’étaient que des imposteurs, des intrigants, des faux dieux!

Telles avaient été les réflexions naturelles de la foule. De là le revirement.

Joe ne put retenir un immense éclat de rire. La population de Kazeh, comprenant que sa proie lui échappait, poussa des hurlements prolongés; des arcs, des mousquets furent dirigés vers le ballon.

Mais un des sorciers fit un signe. Les armes s’abaissèrent; il grimpa dans l’arbre, avec l’intention de saisir la corde de l’ancre, et d’amener la machine à terre.

Joe s’élança une hachette à la main.

«Faut-il couper? dit-il.

– Attends, répondit le docteur.

– Mais ce nègre…?

– Nous pourrons peut-être sauver notre ancre, et j’y tiens. Il sera toujours temps de couper.»

Le sorcier, arrivé dans l’arbre, fit si bien qu’en rompant les branches il parvint à décrocher l’ancre; celle-ci, violemment attirée par l’aérostat, attrapa le sorcier entre les jambes, et celui-ci, à cheval sur cet hippogriffe inattendu, partit pour les régions de l’air.

La stupeur de la foule fut immense de voir l’un de ses Waganga s’élancer dans l’espace.

«Hurrah! s’écria Joe pendant que le Victoria, grâce à sa puissance ascensionnelle, montait avec une grande rapidité.

– Il se tient bien, dit Kennedy; un petit voyage ne lui fera pas de mal.

– Est-ce que nous allons lâcher ce nègre tout d’un coup? demanda Joe.

– Fi donc! répliqua le docteur! nous le replacerons tranquillement à terre, et je crois qu’après une telle aventure, son pouvoir de magicien s’accroîtra singulièrement dans l’esprit de ses contemporains.

– Ils sont capables d’en faire un dieu», s’écria Joe.

Le Victoria était parvenu à une hauteur de mille pieds environ. Le Nègre se cramponnait à la corde avec une énergie terrible. Il se taisait, ses yeux demeuraient fixes. Sa terreur se mêlait d’étonnement. Un léger vent d’ouest poussait le ballon au-delà de la ville.

Une demi-heure plus tard, le docteur, voyant le pays désert, modéra la flamme du chalumeau, et se rapprocha de terre. À vingt pieds du sol, le Nègre prit rapidement son parti; il s’élança, tomba sur les jambes, et se mit à fuir vers Kazeh, tandis que, subitement délesté, le Victoria remontait dans les airs.

XVI

Symptômes d’orage. – Le pays de la Lune. – L’avenir du continent africain. – La machine de la dernière heure. – Vue du pays au soleil couchant – Flore et Faune. – L’orage. – La zone de feu. – Le ciel étoilé.

«Voilà ce que c’est, dit Joe, de faire les Fils de la Lune sans sa permission! Ce satellite a failli nous jouer là un vilain tour! Est-ce que, par hasard, mon maître, vous auriez compromis sa réputation par votre médecine.

– Au fait, dit le chasseur, qu’était ce sultan de Kazeh?

– Un vieil ivrogne à demi-mort, répondit le docteur, et dont la perte ne se fera pas trop vivement sentir. Mais la morale de ceci, c’est que les honneurs sont éphémères, et il ne faut pas trop y prendre goût.

– Tant pis, répliqua Joe. Cela m’allait! Être adoré! faire le dieu à sa fantaisie! Mais que voulez-vous! la Lune s’est montrée, et toute rouge, ce qui prouve bien qu’elle était fâchée!»

Pendant ces discours et autres, dans lesquels Joe examina l’astre des nuits à un point de vue entièrement nouveau, le ciel se chargeait de gros nuages vers le nord, de ces nuages sinistres et pesants. Un vent assez vif, ramassé à trois cents pieds du sol, poussait le Victoria vers le nord-nord-est. Au-dessus de lui, la voûte azurée était pure, mais on la sentait lourde.