À onze heures, le Victoria s’était avancé de quatre-vingt-dix milles; il rencontra alors un nouveau courant qui, sous un angle presque droit, le poussa vers l’est pendant une soixantaine de milles. Il planait au-dessus d’une île très vaste et très peuplée que le docteur jugea devoir être Farram, où se trouve la capitale des Biddiomahs. Il s’attendait à voir Joe surgir de chaque buisson, s’échappant, l’appelant. Libre, on l’eut enlevé sans difficulté; prisonnier, en renouvelant la manœuvre employée pour le missionnaire, il aurait bientôt rejoint ses amis; mais rien ne parut, rien ne bougea! C’était à se désespérer.
Le Victoria arrivait à deux heures et demie en vue de Tangalia, village situé sur la rive orientale du Tchad, et qui marqua le point extrême atteint par Denham à l’époque de son exploration.
Le docteur devint inquiet de cette direction persistante du vent. Il se sentait rejeté vers l’est, repoussé dans le centre de l’Afrique, vers d’interminables déserts.
«Il faut absolument nous arrêter, dit-il, et même prendre terre; dans l’intérêt de Joe surtout, nous devons revenir sur le lac; mais, auparavant, tâchons de trouver un courant opposé.»
Pendant plus d’une heure, il chercha à différentes zones. Le Victoria dérivait toujours sur la terre ferme; mais, heureusement, à mille pieds un souffle très violent le ramena dans le nord-ouest.
Il n’était pas possible que Joe fût retenu sur une des îles du lac; il eût certainement trouvé moyen de manifester sa présence; peut-être l’avait-on entraîné sur terre. Ce fut ainsi que raisonna le docteur, quand il revit la rive septentrionale du Tchad.
Quant à penser que Joe se fût noyé, c’était inadmissible. Il y eut bien une idée horrible qui traversa l’esprit de Fergusson et de Kennedy: les caïmans sont nombreux dans ces parages! Mais ni l’un ni l’autre n’eut le courage de formuler cette appréhension. Cependant elle vint si manifestement à leur pensée, que le docteur dit sans autre préambule:
«Les crocodiles ne se rencontrent que sur les rives des îles ou du lac; Joe aura assez d’adresse pour les éviter; d’ailleurs, ils sont peu dangereux, et les Africains se baignent impunément sans craindre leurs attaques.»
Kennedy ne répondit pas; il préférait se taire à discuter cette terrible possibilité.
Le docteur signala la ville de Lari vers les cinq heures du soir. Les habitants travaillaient à la récolte du coton devant des cabanes de roseaux tressés, au milieu d’enclos propres et soigneusement entretenus. Cette réunion d’une cinquantaine de cases occupait une légère dépression de terrain dans une vallée étendue entre de basses montagnes. La violence du vent portait plus avant qu’il ne convenait au docteur; mais il changea une seconde fois et le ramena précisément à son point de départ, dans cette sorte d’île ferme où il avait passé la nuit précédente. L’ancre, au lieu de rencontrer les branches de l’arbre, se prit dans des paquets de roseaux mêlés à la vase épaisse du marais et d’une résistance considérable.
Le docteur eut beaucoup de peine à contenir l’aérostat; mais enfin le vent tomba avec la nuit, et les deux amis veillèrent ensemble, presque désespérés.
XXXIV
L’ouragan. – Départ forcé. – Perte d’une ancre. – Tristes réflexions. – Résolution prise. – La trombe. – La caravane engloutie. – Vent contraire et favorable. – Retour au sud. – Kennedy à son poste.
À trois heures du matin, le vent faisait rage, et soufflait avec une violence telle que le Victoria ne pouvait demeurer près de terre sans danger; les roseaux froissaient son enveloppe, qu’ils menaçaient de déchirer.
«Il faut partir, Dick, fit le docteur; nous ne pouvons rester dans cette situation.
– Mais Joe, Samuel?
– Je ne l’abandonne pas! non certes! et dût l’ouragan m’emporter à cent milles dans le nord, je reviendrai! Mais ici nous compromettons la sûreté de tous.
– Partir sans lui! s’écria l’Écossais avec l’accent d’une profonde douleur.
– Crois-tu donc, reprit Fergusson, que le cœur ne me saigne pas comme à toi? Est-ce que je n’obéis pas à une impérieuse nécessité?
– Je suis à tes ordres, répondit le chasseur. Partons.»
Mais le départ présentait de grandes difficultés. L’ancre, profondément engagée, résistait à tous les efforts, et le ballon, tirant en sens inverse, accroissait encore sa tenue. Kennedy ne put parvenir à l’arracher; d’ailleurs, dans la position actuelle, sa manœuvre devenait fort périlleuse, car le Victoria risquait de s’enlever avant qu’il ne l’eût rejoint.
Le docteur, ne voulant pas courir une pareille chance, fit rentrer l’Écossais dans la nacelle, et se résigna à couper la corde de l’ancre. Le Victoria fit un bond de trois cents pieds dans l’air, et prit directement la route du nord.
Fergusson ne pouvait qu’obéir à cette tourmente; il se croisa les bras et s’absorba dans ses tristes réflexions.
Après quelques instants d’un profond silence, il se retourna vers Kennedy non moins taciturne.
«Nous avons peut-être tenté Dieu, dit-il. Il n’appartenait pas à des hommes d’entreprendre un pareil voyage!»
Et un soupir de douleur s’échappa de sa poitrine.
«Il y a quelques jours à peine, répondit le chasseur, nous nous félicitions d’avoir échappé à bien des dangers! Nous nous serrions la main tous les trois!
– Pauvre Joe! bonne et excellente nature! cœur brave et franc! Un moment ébloui par ses richesses, il faisait volontiers le sacrifice de ses trésors! Le voilà maintenant loin de nous! Et le vent nous emporte avec une irrésistible vitesse!
– Voyons, Samuel, en admettant qu’il ait trouvé asile parmi les tribus du lac, ne pourra-t-il faire comme les voyageurs qui les ont visitées avant nous, comme Denham, comme Barth? Ceux-là ont revu leur pays.
– Eh! mon pauvre Dick, Joe ne sait pas un mot de la langue! Il est seul et sans ressources! Les voyageurs dont tu parles ne s’avançaient qu’en envoyant aux chefs de nombreux présents, au milieu d’une escorte, armés et préparés pour ces expéditions. Et encore, ils ne pouvaient éviter des souffrances et des tribulations de la pire espèce! Que veux-tu que devienne notre infortuné compagnon? C’est horrible à penser, et voilà l’un des plus grands chagrins qu’il m’ait été donné de ressentir!
– Mais nous reviendrons, Samuel.
– Nous reviendrons, Dick, dussions-nous abandonner le Victoria, quand il nous faudrait regagner à pied le lac Tchad, et nous mettre en communication avec le sultan du Bornou! Les Arabes ne peuvent avoir conservé un mauvais souvenir des premiers Européens.
– Je te suivrai, Samuel, répondit le chasseur avec énergie, tu peux compter sur moi! Nous renoncerons plutôt à terminer ce voyage! Joe s’est dévoué pour nous, nous nous sacrifierons pour lui!»
Cette résolution ramena quelque courage au cœur de ces deux hommes. Ils se sentirent forts de la même idée. Fergusson mit tout en œuvre pour se jeter dans un courant contraire qui pût le rapprocher du Tchad; mais c’était impossible alors, et la descente même devenait impraticable sur un terrain dénudé et par un ouragan de cette violence.