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Pauvre Joe! il eut une dernière pensée pour son maître, et se prit à lutter avec désespoir, en se sentant attiré non vers le fond du lac, ainsi que les crocodiles ont l’habitude de faire pour dévorer leur proie, mais à la surface même.

À peine eut-il pu respirer et ouvrir les yeux, qu’il se vit entre deux Nègres d’un noir d’ébène; ces Africains le tenaient vigoureusement et poussaient des cris étranges.

«Tiens! ne put s’empêcher de s’écrier Joe! des Nègres au lieu de caïmans! Ma foi, j’aime encore mieux cela! Mais comment ces gaillards-là osent-ils se baigner dans ces parages!»

Joe ignorait que les habitants des îles du Tchad, comme beaucoup de Noirs, plongent impunément dans les eaux infestées d’alligators, sans se préoccuper de leur présence; les amphibies de ce lac ont particulièrement une réputation assez mérité de sauriens inoffensifs.

Mais Joe n’avait-il évité un danger que pour tomber dans un autre? C’est ce qu’il donna aux événements à décider, et puisqu’il ne pouvait faire autrement, il se laissa conduire jusqu’au rivage sans montrer aucune crainte.

«Évidemment, se disait-il, ces gens-là ont vu le Victoria raser les eaux du lac comme un monstre des airs; ils ont été les témoins éloignés de ma chute, et ils ne peuvent manquer d’avoir des égards pour un homme tombé du ciel! Laissons-les faire!»

Joe en était là de ses réflexions, quand il prit terre au milieu d’une foule hurlante, de tout sexe, de tout âge, mais non de toutes couleurs. Il se trouvait au milieu d’une tribu de Biddiomahs d’un noir superbe. Il n’eut même pas à rougir de la légèreté de son costume; il se trouvait «déshabillé» à la dernière mode du pays.

Mais avant qu’il eut le temps de se rendre compte de sa situation, il ne put se méprendre aux adorations dont il devint l’objet. Cela ne laissa pas de le rassurer, bien que l’histoire de Kazeh lui revînt à la mémoire.

«Je pressens que je vais redevenir un dieu, un fils de la Lune quelconque! Eh bien, autant ce métier-là qu’un autre quand on n’a pas le choix. Ce qu’il importe, c’est de gagner du temps. Si le Victoria vient à repasser, je profiterai de ma nouvelle position pour donner à mes adorateurs le spectacle d’une ascension miraculeuse.»

Pendant que Joe réfléchissait de la sorte, la foule se resserrait autour de lui; elle se prosternait, elle hurlait, elle le palpait, elle devenait familière; mais, au moins, elle eut la pensée de lui offrir un festin magnifique, composé de lait aigre avec du riz pilé dans du miel; le digne garçon, prenant son parti de toutes choses, fit alors un des meilleurs repas de sa vie et donna à son peuple une haute idée de la façon dont les dieux dévorent dans les grandes occasions.

Lorsque le soir fut arrivé, les sorciers de l’île le prirent respectueusement par la main, et le conduisirent à une espèce de case entourée de talismans; avant d’y pénétrer, Joe jeta un regard assez inquiet sur des monceaux d’ossements qui s’élevaient autour de ce sanctuaire; il eut d’ailleurs tout le temps de réfléchir à sa position quand il fut enfermé dans sa cabane.

Pendant la soirée et une partie de la nuit, il entendit des chants de fête, les retentissements d’une espèce de tambour et un bruit de ferraille bien doux pour des oreilles africaines; des chœurs hurlés accompagnèrent d’interminables danses qui enlaçaient la cabane sacrée de leurs contorsions et de leurs grimaces.

Joe pouvait saisir cet ensemble assourdissant à travers les murailles de boue et de roseau de la case; peut-être, en toute autre circonstance, eût-il pris un plaisir assez vif à ces étranges cérémonies; mais son esprit fut bientôt tourmenté d’une idée fort déplaisante. Tout en prenant les choses de leur bon côté, il trouvait stupide et même triste d’être perdu dans cette contrée sauvage, au milieu de pareilles peuplades. Peu de voyageurs avaient revu leur patrie, de ceux qui osèrent s’aventurer jusqu’à ces contrées. D’ailleurs pouvait-il se fier aux adorations dont il se voyait l’objet! Il avait de bonnes raisons de croire à la vanité des grandeurs humaines! Il se demanda si, dans ce pays, l’adoration n’allait pas jusqu’à manger l’adoré!

Malgré cette fâcheuse perspective, après quelques heures de réflexion, la fatigue l’emporta sur les idées noires, et Joe tomba dans un sommeil assez profond, qui se fût prolongé sans doute jusqu’au lever du jour, si une humidité inattendue n’eût réveillé le dormeur.

Bientôt cette humidité se fit eau, et cette eau monta si bien que Joe en eut jusqu’à mi-corps.

«Qu’est-ce là? dit-il, une inondation! une trombe! un nouveau supplice de ces Nègres! Ma foi, je n’attendrai pas d’en avoir jusqu’au cou!»

Et ce disant, il enfonça la muraille d’un coup d’épaule et se trouva où? en plein lac! D’île, il n’y en avait plus! Submergée pendant la nuit! À sa place l’immensité du Tchad!

«Triste pays pour les propriétaires!» se dit Joe, et il reprit avec vigueur l’exercice de ses facultés natatoires.

Un de ces phénomènes assez fréquents sur le lac Tchad avait délivré le brave garçon; plus d’une île a disparu ainsi, qui paraissait avoir la solidité du roc, et souvent les populations riveraines durent recueillir les malheureux échappés à ces terribles catastrophes.

Joe ignorait cette particularité, mais il ne se fit pas faute d’en profiter. Il avisa une barque errante et l’accosta rapidement. C’était une sorte de tronc d’arbre grossièrement creusé. Une paire de pagaies s’y trouvait heureusement, et Joe, profitant d’un courant assez rapide, se laissa dériver.

«Orientons-nous, dit-il. L’étoile polaire, qui fait honnêtement son métier d’indiquer la route du nord à tout le monde, voudra bien me venir en aide.»

Il reconnut avec satisfaction que le courant le portait vers la rive septentrionale du Tchad, et il le laissa faire. Vers deux heures du matin, il prenait pied sur un promontoire couvert de roseaux épineux qui parurent fort importuns, même à un philosophe; mais un arbre poussait là tout exprès pour lui offrir un lit dans ses branches. Joe y grimpa pour plus de sûreté, et attendit là, sans trop dormir, les premiers rayons du jour.

Le matin venu avec cette rapidité particulière aux régions équatoriales, Joe jeta un coup d’œil sur l’arbre qui l’avait abrité pendant la nuit; un spectacle assez inattendu le terrifia. Les branches de cet arbre étaient littéralement couvertes de serpents et de caméléons; le feuillage disparaissait sous leurs entrelacements; on eût dit un arbre d’une nouvelle espèce qui produisait des reptiles; sous les premiers rayons du soleil, tout cela rampait et se tordait. Joe éprouva un vif sentiment de terreur mêlé de dégoût, et s’élança à terre au milieu des sifflements de la bande.

«Voilà une chose qu’on ne voudra jamais croire», dit-il.

Il ne savait pas que les dernières lettres du docteur Vogel avaient fait connaître cette singularité des rives du Tchad, où les reptiles sont plus nombreux qu’en aucun pays du monde. Après ce qu’il venait de voir, Joe résolut d’être plus circonspect à l’avenir, et, s’orientant sur le soleil, il se mit en marche en se dirigeant vers le nord-est. Il évitait avec le plus grand soin cabanes, cases, huttes, tanières, en un mot tout ce qui peut servir de réceptacle à la race humaine.