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«Sauvé! sauvé!

– Parbleu!» fit le docteur, qui avait repris sa tranquille impassibilité.

Joe était presque nu; ses bras ensanglantés, son corps couvert de meurtrissures, tout cela disait ses souffrances. Le docteur pansa ses blessures et le coucha sous la tente.

Joe revint bientôt de son évanouissement, et demanda un verre d’eau-de-vie, que le docteur ne crut pas devoir lui refuser, Joe n’étant pas un homme à traiter comme tout le monde. Après avoir bu, il serra la main de ses deux compagnons et se déclara prêt à raconter son histoire.

Mais on ne lui permit pas de parler, et le brave garçon retomba dans un profond sommeil, dont il paraissait avoir grand besoin.

Le Victoria prenait alors une ligne oblique vers l’ouest. Sous les efforts d’un vent excessif, il revit la lisière du désert épineux, au-dessus des palmiers courbés ou arrachés par la tempête; et, après avoir fourni une marche de près de deux cents milles depuis l’enlèvement de Joe, il dépassa vers le soir le dixième degré de longitude.

XXXVII

La route de l’ouest. – Le réveil de Joe. – Son entêtement. – Fin de l’histoire de Joe. – Tagelel. – Inquiétudes de Kennedy. – Route au Nord. – Une nuit près d’Aghadès.

Le vent pendant la nuit se reposa de ses violences du jour, et le Victoria demeura paisiblement au sommet d’un grand sycomore; le docteur et Kennedy veillèrent à tour de rôle, et Joe en profita pour dormir vigoureusement et tout d’un somme pendant vingt-quatre heures.

«Voilà le remède qu’il lui faut, dit Fergusson; la nature se chargera de sa guérison.»

Au jour, le vent revint assez fort, mais capricieux; il se jetait brusquement dans le nord et le sud, mais en dernier lieu, le Victoria fut entraîné vers l’ouest.

Le docteur, la carte à la main, reconnut le royaume du Damerghou, terrain onduleux d’une grande fertilité, avec les huttes de ses villages faites de longs roseaux entremêlés des branchages de l’asclepias; les meules de grains s’élevaient, dans les champs cultivés, sur de petits échafaudages destinés à les préserver de l’invasion des souris et des termites.

Bientôt on atteignit la ville de Zinder, reconnaissable à sa vaste place des exécutions; au centre se dresse l’arbre de mort; le bourreau veille au pied, et quiconque passe sous son ombre est immédiatement pendu!

En consultant la boussole, Kennedy ne put s’empêcher de dire:

«Voilà que nous reprenons encore la route du nord!

– Qu’importe? Si elle nous mène à Tembouctou, nous ne nous en plaindrons pas! Jamais plus beau voyage n’aura été accompli en de meilleures circonstances!…

– Ni en meilleure santé, riposta Joe, qui passait sa bonne figure toute réjouie à travers les rideaux de la tente.

– Voilà notre brave ami! s’écria le chasseur, notre sauveur! Comment cela va-t-il?

– Mais très naturellement, monsieur Kennedy, très naturellement! Jamais je ne me suis si bien porté! Rien qui vous rapproprie un homme comme un petit voyage d’agrément précédé d’un bain dans le Tchad! n’est-ce pas, mon maître?

– Digne cœur! répondit Fergusson en lui serrant la main. Que d’angoisses et d’inquiétudes tu nous a causées!

– Eh bien, et vous donc! Croyez-vous que j’étais tranquille sur votre sort? Vous pouvez vous vanter de m’avoir fait une fière peur!

– Nous ne nous entendrons jamais, Joe, si tu prends les choses de cette façon.

– Je vois que sa chute ne l’a pas changé, ajouta Kennedy.

– Ton dévouement a été sublime, mon garçon, et il nous a sauvés; car le Victoria tombait dans le lac, et une fois là, personne n’eût pu l’en tirer.

– Mais si mon dévouement, comme il vous plaît d’appeler ma culbute, vous a sauvés, est-ce qu’il ne m’a pas sauvé aussi, puisque nous voilà tous les trois en bonne santé? Par conséquent, dans tout cela, nous n’avons rien à nous reprocher.

– On ne s’entendra jamais avec ce garçon-là, dit le chasseur.

– Le meilleur moyen de s’entendre, répliqua Joe, c’est de ne plus parler de cela. Ce qui est fait est fait! Bon ou mauvais, il n’y a pas à y revenir.

– Entêté! fit le docteur en riant. Au moins tu voudras bien nous raconter ton histoire?

– Si vous y tenez beaucoup! Mais, auparavant, je vais mettre cette oie grasse en état de parfaite cuisson, car je vois que Dick n’a pas perdu son temps.

– Comme tu dis, Joe.

– Eh bien! nous allons voir comment ce gibier d’Afrique se comporte dans un estomac européen.»

L’oie fut bientôt grillée à la flamme du chalumeau, et, peu après, dévorée. Joe en prit sa bonne part, comme un homme qui n’a pas mangé depuis plusieurs jours. Après le thé et les grogs, il mit ses compagnons au courant de ses aventures; il parla avec une certaine émotion, tout en envisageant les événements avec sa philosophie habituelle. Le docteur ne put s’empêcher de lui presser plusieurs fois la main, quand il vit ce digne serviteur plus préoccupé du salut de son maître que du sien; à propos de la submersion de l’île des Biddiomahs, il lui expliqua la fréquence de ce phénomène sur le lac Tchad.

Enfin Joe, en poursuivant son récit, arriva au moment où, plongé dans le marais, il jeta un dernier cri de désespoir.

«Je me croyais perdu, mon maître, dit-il, et mes pensées s’adressaient à vous. Je me mis à me débattre. Comment? je ne vous le dirai pas; j’étais bien décidé à ne pas me laisser engloutir sans discussion, quand, à deux pas de moi, je distingue, quoi? un bout de corde fraîchement coupée; je me permets de faire un dernier effort, et, tant bien que mal, j’arrive au câble; je tire; cela résiste; je me hale, et finalement me voilà en terre ferme! Au bout de la corde je trouve une ancre!… Ah! mon maître! j’ai bien le droit de l’appeler l’ancre du salut, si toutefois vous n’y voyez pas d’inconvénient. Je la reconnais! une ancre du Victoria! vous aviez pris terre en cet endroit! Je suis la direction de la corde qui me donne votre direction, et, après de nouveaux efforts, je me tire de la fondrière. J’avais repris mes forces avec mon courage, et je marchai pendant une partie de la nuit, en m’éloignant du lac. J’arrivai enfin à la lisière d’une immense forêt. Là, dans un enclos, des chevaux paissaient sans songer à mal. Il y a des moments dans l’existence où tout le monde sait monter à cheval, n’est-il pas vrai? Je ne perds pas une minute à réfléchir, je saute sur le dos de l’un de ces quadrupèdes, et nous voilà filant vers le nord à toute vitesse. Je ne vous parlerai point des villes que je n’ai pas vues, ni des villages que j’ai évités. Non. Je traverse les champs ensemencés, je franchis les halliers, j’escalade les palissades, je pousse ma bête, je l’excite, je l’enlève! J’arrive à la limite des terres cultivées. Bon! le désert! cela me va; je verrai mieux devant moi, et de plus loin. J’espérais toujours apercevoir le Victoria m’attendant en courant des bordées. Mais rien. Au bout de trois heures, je tombai comme un sot dans un campement d’Arabes! Ah! quelle chasse!… Voyez-vous, monsieur Kennedy, un chasseur ne sait pas ce qu’est une chasse, s’il n’a été chassé lui-même! Et cependant, s’il le peut, je lui donne le conseil de ne pas en essayer! Mon cheval tombait de lassitude; on me serre de près; je m’abats; je saute en croupe d’un Arabe! Je ne lui en voulais pas, et j’espère bien qu’il ne me garde pas rancune de l’avoir étranglé! Mais je vous avais vus!… et vous savez le reste. Le Victoria court sur mes traces, et vous me ramassez au vol, comme un cavalier fait d’une bague. N’avais-je pas raison de compter sur vous? Eh bien! monsieur Samuel, vous voyez combien tout cela est simple. Rien de plus naturel au monde! Je suis prêt à recommencer, si cela peut vous rendre service encore! et, d’ailleurs, comme je vous le disais, mon maître, cela ne vaut pas la peine d’en parler.