Les trois amis se tenaient accrochés au filet; ils avaient pu le rattacher au-dessous d’eux, et il formait comme une poche flottante.
Soudain, après avoir franchi la colline, le docteur s’écria:
«Le fleuve! le fleuve! le Sénégal!»
À deux milles, en effet, le fleuve roulait une masse d’eau fort étendue; la rive opposée, basse et fertile, offrait une sûre retraite et un endroit favorable pour opérer la descente.
«Encore un quart d’heure, dit Fergusson, et nous sommes sauvés!»
Mais il ne devait pas en être ainsi; le ballon vide retombait peu à peu sur un terrain presque entièrement dépourvu de végétation. C’étaient de longues pentes et des plaines rocailleuses; à peine quelques buissons, une herbe épaisse et desséchée sous l’ardeur du soleil.
Le Victoria toucha plusieurs fois le sol et se releva; ses bonds diminuaient de hauteur et d’étendue; au dernier, il s’accrocha par la partie supérieure du filet aux branches élevées d’un baobab, seul arbre isolé au milieu de ce pays désert.
«C’est fini, fit le chasseur.
– Et à cent pas du fleuve», dit Joe.
Les trois infortunés mirent pied à terre, et le docteur entraîna ses deux compagnons vers le Sénégal.
En cet endroit, le fleuve faisait entendre un mugissement prolongé; arrivé sur les bords, Fergusson reconnut les chutes de Gouina! Pas une barque sur la rive; pas un être animé.
Sur une largeur de deux mille pieds, le Sénégal se précipitait d’une hauteur de cent cinquante, avec un bruit retentissant. Il coulait de l’est à l’ouest, et la ligne de rochers qui barrait son cours s’étendait du nord au sud. Au milieu de la chute se dressaient des rochers aux formes étranges, comme d’immenses animaux antédiluviens pétrifiés au milieu des eaux.
L’impossibilité de traverser ce gouffre était évidente; Kennedy ne put retenir un geste de désespoir.
Mais le docteur Fergusson, avec un énergique accent d’audace, s’écria:
«Tout n’est pas fini!
– Je le savais bien», fit Joe avec cette confiance en son maître qu’il ne pouvait jamais perdre.
La vue de cette herbe desséchée avait inspiré au docteur une idée hardie. C’était la seule chance de salut. Il ramena rapidement ses compagnons vers l’enveloppe de l’aérostat.
«Nous avons au moins une heure d’avance sur ces bandits, dit-il; ne perdons pas de temps, mes amis, ramassez une grande quantité de cette herbe sèche; il m’en faut cent livres au moins.
– Pourquoi faire? demanda Kennedy.
– Je n’ai plus de gaz; eh bien! je traverserai le fleuve avec de l’air chaud!
– Ah! mon brave Samuel! s’écria Kennedy, tu es vraiment un grand homme!»
Joe et Kennedy se mirent au travail, et bientôt une énorme meule fut empilée près du baobab.
Pendant ce temps, le docteur avait agrandi l’orifice de l’aérostat en le coupant dans sa partie inférieure; il eut soin préalablement de chasser ce qui pouvait rester d’hydrogène par la soupape; puis il empila une certaine quantité d’herbe sèche sous l’enveloppe, et il y mit le feu.
Il faut peu de temps pour gonfler un ballon avec de l’air chaud; une chaleur de cent quatre-vingts degrés [58] suffit à diminuer de moitié la pesanteur de l’air qu’il renferme en le raréfiant; aussi le Victoria commença à reprendre sensiblement sa forme arrondie; l’herbe ne manquait pas; le feu s’activait par les soins du docteur, et l’aérostat grossissait à vue d’œil.
Il était alors une heure moins le quart.
En ce moment, à deux milles dans le nord, apparut la bande des Talibas; on entendait leurs cris et le galop des chevaux lancés à toute vitesse.
«Dans vingt minutes ils seront ici, fit Kennedy.
– De l’herbe! de l’herbe, Joe! Dans dix minutes nous serons en plein air!
– Voilà, monsieur.»
Le Victoria était aux deux tiers gonflé.
«Mes amis! accrochons-nous au filet, comme nous l’avons fait déjà.
– C’est fait», répondit le chasseur.
Au bout de dix minutes, quelques secousses du ballon indiquèrent sa tendance à s’enlever. Les Talibas approchaient; ils étaient à peine à cinq cents pas.
«Tenez-vous bien, s’écria Fergusson.
– N’ayez pas peur, mon maître! n’ayez pas peur!»
Et du pied le docteur poussa dans le foyer une nouvelle quantité d’herbe.
Le ballon, entièrement dilaté par l’accroissement de température, s’envola en frôlant les branches du baobab.
«En route!» cria Joe.
Une décharge de mousquets lui répondit; une balle même lui laboura l’épaule; mais Kennedy, se penchant et déchargeant sa carabine d’une main, jeta un ennemi de plus à terre.
Des cris de rage impossibles à rendre accueillirent l’enlèvement de l’aérostat, qui monta à plus de huit cents pieds. Un vent rapide le saisit, et il décrivit d’inquiétantes oscillations, pendant que l’intrépide docteur et ses compagnons contemplaient le gouffre des cataractes ouvert sous leurs yeux.
Dix minutes après, sans avoir échangé une parole, les intrépides voyageurs descendaient peu à peu vers l’autre rive du fleuve.
Là, surpris, émerveillé, effrayé, se tenait un groupe d’une dizaine d’hommes qui portaient l’uniforme français. Qu’on juge de leur étonnement quand ils virent ce ballon s’élever de la rive droite du fleuve. Ils n’étaient pas éloignés de croire à un phénomène céleste. Mais leurs chefs, un lieutenant de marine et un enseigne de vaisseau, connaissaient par les journaux d’Europe l’audacieuse tentative du docteur Fergusson, et ils se rendirent tout de suite compte de l’événement.
Le ballon, se dégonflant peu à peu, retombait avec les hardis aéronautes retenus à son filet; mais il était douteux qu’il put atteindre la terre, aussi les Français se précipitèrent dans le fleuve, et reçurent les trois Anglais entre leurs bras, au moment où le Victoria s’abattait à quelques toises de la rive gauche du Sénégal.
«Le docteur Fergusson! s’écria le lieutenant.
– Lui-même, répondit tranquillement le docteur, et ses deux amis.»
Les Français emportèrent les voyageurs au-delà du fleuve, tandis que le ballon à demi dégonflé, entraîné par un courant rapide, s’en alla comme une bulle immense s’engloutir avec les eaux du Sénégal dans les cataractes de Gouina.
«Pauvre Victoria!» fit Joe.
Le docteur ne put retenir une larme; il ouvrit ses bras, et ses deux amis s’y précipitèrent sous l’empire d’une grande émotion.
XLIV
Conclusion. – Le procès-verbal. – Les établissements français. – Le poste de Médine. – Le «Basilic». – Saint-Louis. – La frégate anglaise. – Retour à Londres.
L’expédition qui se trouvait sur le bord du fleuve avait été envoyée par le gouverneur du Sénégal; elle se composait de deux officiers, MM. Dufraisse, lieutenant d’infanterie de marine, et Rodamel, enseigne de vaisseau; d’un sergent et de sept soldats. Depuis deux jours, ils s’occupaient de reconnaître la situation la plus favorable pour l’établissement d’un poste à Gouina, lorsqu’ils furent témoins de l’arrivée du docteur Fergusson.