Un jour, après avoir reconnu qu’avec un bonheur insolent, on pouvait avoir une chance sur mille de réussir, il feignit de se rendre aux désirs du docteur; mais, pour reculer le voyage, il entama la série des échappatoires les plus variées. Il se rejeta sur l’utilité de l’expédition et sur son opportunité. Cette découverte des sources du Nil était-elle vraiment nécessaire?… Aurait-on réellement travaillé pour le bonheur de l’humanité?… Quand, au bout du compte, les peuplades de l’Afrique seraient civilisées, en seraient-elles plus heureuses?… Était-on certain, d’ailleurs, que la civilisation ne fût pas plutôt là qu’en Europe – Peut-être. – Et d’abord ne pouvait-on attendre encore?… La traversée de l’Afrique serait certainement faite un jour, et d’une façon moins hasardeuse… Dans un mois, dans dix mois, avant un an, quelque explorateur arriverait sans doute…
Ces insinuations produisaient un effet tout contraire à leur but, et le docteur frémissait d’impatience.
«Veux-tu donc, malheureux Dick, veux-tu donc, faux ami, que cette gloire profite à un autre? Faut-il donc mentir à mon passé? reculer devant des obstacles qui ne sont pas sérieux? reconnaître par de lâches hésitations ce qu’ont fait pour moi, et le gouvernement anglais, et la Société Royale de Londres?
– Mais…, reprit Kennedy, qui avait une grande habitude de cette conjonction.
– Mais, fit le docteur, ne sais-tu pas que mon voyage doit concourir au succès des entreprises actuelles? Ignores-tu que de nouveaux explorateurs s’avancent vers le centre de l’Afrique?
– Cependant…
– Écoute-moi bien, Dick, et jette les yeux sur cette carte.»
Dick les jeta avec résignation.
«Remonte le cours du Nil, dit Fergusson.
– Je le remonte, dit docilement l’Écossais.
– Arrive à Gondokoro.
– J’y suis.»
Et Kennedy songeait combien était facile un pareil voyage… sur la carte.
«Prends une des pointes de ce compas, reprit le docteur, et appuie-la sur cette ville que les plus hardis ont à peine dépassée.
– J’appuie.
– Et maintenant cherche sur la côte l’île de Zanzibar, par 6° de latitude sud.
– Je la tiens.
– Suis maintenant ce parallèle et arrive à Kazeh.
– C’est fait.
– Remonte par le 33° degré de longitude jusqu’à l’ouverture du lac Oukéréoué, à l’endroit où s’arrêta le lieutenant Speke.
– M’y voici! Un peu plus, je tombais dans le lac.
– Eh bien! sais-tu ce qu’on a le droit de supposer d’après les renseignements donnés par les peuplades riveraines?
– Je ne m’en doute pas.
– C’est que ce lac, dont l’extrémité inférieure est par 2° 30’de latitude, doit s’étendre également de deux degrés et demi au-dessus de l’équateur.
– Vraiment!
– Or, de cette extrémité septentrionale s’échappe un cours d’eau qui doit nécessairement rejoindre le Nil, si ce n’est le Nil lui-même.
– Voilà qui est curieux.
– Or, appuie la seconde pointe de ton compas sur cette extrémité du lac Oukéréoué.
– C’est fait, ami Fergusson.
– Combien comptes-tu de degrés entre les deux pointes?
– À peine deux.
– Et sais-tu ce que cela fait, Dick?
– Pas le moins du monde.
– Cela fait à peine cent vingt milles [10], c’est-à-dire rien.
– Presque rien, Samuel.
– Or, sais-tu ce qui se passe en ce moment?
– Non, sur ma vie!
– Eh bien! le voici. La Société de Géographie a regardé comme très importante l’exploration de ce lac entrevu par Speke. Sous ses auspices, le lieutenant, aujourd’hui capitaine Speke, s’est associé le capitaine Grant, de l’armée des Indes; ils se sont mis à la tête d’une expédition nombreuse et largement subventionnée; ils ont mission de remonter le lac et de revenir jusqu’à Gondokoro; ils ont reçu un subside de plus de cinq mille livres, et le gouverneur du Cap a mis des soldats hottentots à leur disposition; ils sont partis de Zanzibar à la fin d’octobre 1860. Pendant ce temps, l’Anglais John Petherick, consul de Sa Majesté à Karthoum, a reçu du Foreign-office sept cents livres environ; il doit équiper un bateau à vapeur à Karthoum, le charger de provisions suffisantes, et se rendre à Gondokoro; là il attendra la caravane du capitaine Speke et sera en mesure de la ravitailler.
– Bien imaginé, dit Kennedy.
– Tu vois bien que cela presse, si nous voulons participer à ces travaux d’exploration. Et ce n’est pas tout; pendant que l’on marche d’un pas sûr à la découverte des sources du Nil, d’autres voyageurs vont hardiment au cœur de l’Afrique.
– À pied, fit Kennedy.
– À pied, répondit le docteur sans relever l’insinuation. Le docteur Krapf se propose de pousser dans l’ouest par le Djob, rivière située sous l’équateur. Le baron de Decken a quitté Monbaz, a reconnu les montagnes de Kenya et de Kilimandjaro, et s’enfonce vers le centre.
– À pied toujours?
– Toujours à pied, ou à dos de mulet.
– C’est exactement la même chose pour moi, répliqua Kennedy.
– Enfin, reprit le docteur, M. de Heuglin, vice-consul d’Autriche à Karthoum, vient d’organiser une expédition très importante, dont le premier but est de rechercher le voyageur Vogel, qui, en 1853, fut envoyé dans le Soudan pour s’associer aux travaux du docteur Barth. En 1856, il quitta le Bornou, et résolut d’explorer ce pays inconnu qui s’étend entre le lac Tchad et le Darfour. Or, depuis ce temps, il n’a pas reparu. Des lettres arrivées en juin 1860 à Alexandrie rapportent qu’il fut assassiné par les ordres du roi du Wadaï; mais d’autres lettres, adressées par le docteur Hartmann au père du voyageur, disent, d’après les récits d’un fellatah du Bornou, que Vogel serait seulement retenu prisonnier à Wara; tout espoir n’est donc pas perdu. Un comité s’est formé sous la présidence du duc régent de Saxe-Cobourg-Gotha; mon ami Petermann en est le secrétaire; une souscription nationale a fait les frais de l’expédition, à laquelle se sont joints de nombreux savants; M. de Heuglin est parti de Masuah dans le mois de juin, et en même temps qu’il recherche les traces de Vogel, il doit explorer tout le pays compris entre le Nil et le Tchad, c’est-à-dire relier les opérations du capitaine Speke à celles du docteur Barth. Et alors l’Afrique aura été traversée de l’est à l’ouest [11].
– Eh bien! reprit l’Écossais, puisque tout cela s’emmanche si bien, qu’allons-nous faire là-bas?»
Le docteur Fergusson ne répondit pas, et se contenta de hausser les épaules.
VI
Un domestique impossible. – Il aperçoit les satellites de Jupiter. – Dick et Joe aux prises. – Le doute et la croyance. – Le pesage. – Joe Wellington. – Il reçoit une demi-couronne.
Le docteur Fergusson avait un domestique; il répondait avec empressement au nom de Joe; une excellente nature; ayant voué à son maître une confiance absolue et un dévouement sans bornes; devançant même ses ordres, toujours interprétés d’une façon intelligente; un Caleb pas grognon et d’une éternelle bonne humeur; on l’eût fait exprès qu’on n’eût pas mieux réussi. Fergusson s’en rapportait entièrement à lui pour les détails de son existence, et il avait raison. Rare et honnête Joe! un domestique qui commande votre dîner, et dont le goût est le vôtre, qui fait votre malle et n’oublie ni les bas ni les chemises, qui possède vos clefs et vos secrets, et n’en abuse pas!