«Attention! dit le docteur Fergusson. Nous approchons du Rubeho, dont le nom signifie dans la langue du pays: «Passage des vents». Nous ferons bien d’en doubler les arêtes aiguës à une certaine hauteur. Si ma carte est exacte, nous allons nous porter à une élévation de plus de cinq mille pieds.
– Est-ce que nous aurons souvent l’occasion d’atteindre ces zones supérieures?
– Rarement; l’altitude des montagnes de l’Afrique paraît être médiocre relativement aux sommets de l’Europe et de l’Asie. Mais, en tout cas, notre Victoria ne serait pas embarrassé de les franchir.»
En peu de temps, le gaz se dilata sous l’action de la chaleur, et le ballon prit une marche ascensionnelle très marquée. La dilatation de l’hydrogène n’offrait rien de dangereux d’ailleurs, et la vaste capacité de l’aérostat n’était remplie qu’aux trois quarts; le baromètre, par une dépression de près de huit pouces, indiqua une élévation de six mille pieds.
«Irions-nous longtemps ainsi? demanda Joe.
– L’atmosphère terrestre a une hauteur de six mille toises, répondit le docteur. Avec un vaste ballon, on irait loin. C’est ce qu’ont fait MM. Brioschi et Gay-Lussac; mais alors le sang leur sortait par la bouche et par les oreilles. L’air respirable manquait. Il y a quelques années, deux hardis Français, MM. Barral et Bixio, s’aventurèrent aussi dans les hautes régions; mais leur ballon se déchira…
– Et ils tombèrent? demanda vivement Kennedy.
– Sans doute! mais comme doivent tomber des savants, sans se faire aucun mal.
– Eh bien! messieurs, dit Joe, libre à vous de recommencer leur chute; mais pour moi, qui ne suis qu’un ignorant, je préfère rester dans un milieu honnête, ni trop haut, ni trop bas. Il ne faut point être ambitieux.»
À six mille pieds, la densité de l’air a déjà diminué sensiblement; le son s’y transporte avec difficulté, et la voix se fait moins bien entendre. La vue des objets devient confuse. Le regard ne perçoit plus que de grandes masses assez indéterminées; les hommes, les animaux, deviennent absolument invisibles: les routes sont des lacets, et les lacs, des étangs.
Le docteur et ses compagnons se sentaient dans un état anormal; un courant atmosphérique d’une extrême vélocité les entraînait au-delà des montagnes arides, sur le sommet desquelles de vastes plaques de neige étonnaient le regard; leur aspect convulsionné démontrait quelque travail neptunien des premiers jours du monde.
Le soleil brillait au zénith, et ses rayons tombaient d’aplomb sur ces cimes désertes. Le docteur prit un dessin exact de ces montagnes, qui sont faites de quatre croupes distinctes, presque en ligne droite, et dont la plus septentrionale est la plus allongée.
Bientôt le Victoria descendit le versant opposé du Rubeho, en longeant une côte boisée et parsemée d’arbres d’un vert très sombre; puis vinrent des crêtes et des ravins, dans une sorte de désert qui précédait le pays d’Ugogo; plus bas s’étalaient des plaines jaunes, torréfiées, craquelées, jonchées çà et là de plantes salines et de buissons épineux.
Quelques taillis, plus loin devenus forêts, embellirent l’horizon. Le docteur s’approcha du sol, les ancres furent lancées, et l’une d’elles s’accrocha bientôt dans les branches d’un vaste sycomore.
Joe, se glissant rapidement dans l’arbre; assujettit l’ancre avec précaution; le docteur laissa son chalumeau en activité pour conserver à l’aérostat une certaine force ascensionnelle qui le maintint en l’air. Le vent s’était presque subitement calmé.
«Maintenant, dit Fergusson, prends deux fusils, ami Dick, l’un pour toi, l’autre pour Joe, et tâchez, à vous deux, de rapporter quelques belles tranches d’antilope. Ce sera pour notre dîner.
– En chasse!» s’écria Kennedy.
Il escalada la nacelle et descendit. Joe s’était laissé dégringoler de branche en branche et l’attendait en se détirant les membres. Le docteur, allégé du poids de ses deux compagnons, put éteindre entièrement son chalumeau.
«N’allez pas vous envoler, mon maître, s’écria Joe.
– Sois tranquille, mon garçon, je suis solidement retenu. Je vais mettre mes notes en ordre. Bonne chasse et soyez prudents. D’ailleurs, de mon poste, j’observerai le pays, et, à la moindre chose suspecte, je tire un coup de carabine. Ce sera le signal de ralliement.
– Convenu», répondit le chasseur.
XIV
La forêt de gommiers. – L’antilope bleue. – Le signal de ralliement. – Un assaut inattendu. – Le Kanyemé. – Une nuit en plein air. – Le Mabunguru. – Jihoue-la-Mkoa. – Provision d’eau. – Arrivée à Kazeh.
Le pays, aride, desséché, fait d’une terre argileuse qui se fendillait à la chaleur, paraissait désert; çà et là, quelques traces de caravanes, des ossements blanchis d’hommes et de bêtes, à demi-rongés, et confondus dans la même poussière.
Après une demi-heure de marche, Dick et Joe s’enfonçaient dans une forêt de gommiers, l’œil aux aguets et le doigt sur la détente du fusil. On ne savait pas à qui on aurait affaire. Sans être un rifleman, Joe maniait adroitement une arme à feu.
«Cela fait du bien de marcher, monsieur Dick, et cependant ce terrain là n’est pas trop commode», fit-il en heurtant les fragments de quartz dont il était parsemé.
Kennedy fit signe à son compagnon de se taire et de s’arrêter. Il fallait savoir se passer de chiens, et, quelle que fût l’agilité de Joe, il ne pouvait avoir le nez d’un braque ou d’un lévrier.
Dans le lit d’un torrent où stagnaient encore quelques mares, se désaltérait une troupe d’une dizaine d’antilopes. Ces gracieux animaux, flairant un danger, paraissaient inquiets; entre chaque lampée, leur jolie tête se redressait avec vivacité, humant de ses narines mobiles l’air au vent des chasseurs.
Kennedy contourna quelques massifs, tandis que Joe demeurait immobile; il parvint à portée de fusil et fit feu. La troupe disparut en un clin d’œil; seule, une antilope mâle, frappée au défaut de l’épaule, tombait foudroyée. Kennedy se précipita sur sa proie.
C’était un blawe-bock, un magnifique animal d’un bleu pâle tirant sur le gris, avec le ventre et l’intérieur des jambes d’une blancheur de neige.