«Le beau coup de fusil! s’écria le chasseur. C’est une espèce très rare d’antilope, et j’espère bien préparer sa peau de manière à la conserver.
– Par exemple! y pensez-vous, monsieur Dick?
– Sans doute! Regarde donc ce splendide pelage.
– Mais le docteur Fergusson n’admettra jamais une pareille surcharge.
– Tu as raison, Joe! Il est pourtant fâcheux d’abandonner tout entier un si bel animal!
– Tout entier! non pas, monsieur Dick; nous allons en tirer tous les avantages nutritifs qu’il possède, et, si vous le permettez, je vais m’en acquitter aussi bien que le syndic de l’honorable corporation des bouchers de Londres.
– À ton aise, mon ami; tu sais pourtant qu’en ma qualité de chasseur, je ne suis pas plus embarrassé de dépouiller une pièce de gibier que de l’abattre.
– J’en suis sûr, monsieur Dick; alors ne vous gênez pas pour établir un fourneau sur trois pierres; vous aurez du bois mort en quantité, et je ne vous demande que quelques minutes pour utiliser vos charbons ardents.
– Ce ne sera pas long», répliqua Kennedy.
Il procéda aussitôt à la construction de son foyer, qui flambait quelques instants plus tard.
Joe avait retiré du corps de l’antilope une douzaine de côtelettes et les morceaux les plus tendres du filet, qui se transformèrent bientôt en grillades savoureuses.
«Voilà qui fera plaisir à l’ami Samuel, dit le chasseur.
– Savez-vous à quoi je pense, monsieur Dick?
– Mais à ce que tu fais, sans doute, à tes beefsteaks.
– Pas le moins du monde. Je pense à la figure que nous ferions si nous ne retrouvions plus l’aérostat.
– Bon! quelle idée! tu veux que le docteur nous abandonne?
– Non; mais si son ancre venait à se détacher?
– Impossible. D’ailleurs Samuel ne serait pas embarrassé de redescendre avec son ballon; il le manœuvre assez proprement.
– Mais si le vent l’emportait, s’il ne pouvait revenir vers nous.
– Voyons, Joe, trêve à tes suppositions; elles n’ont rien de plaisant.
– Ah! monsieur, tout ce qui arrive en ce monde est naturel; or, tout peut arriver, donc il faut tout prévoir…»
En ce moment un coup de fusil retentit dans l’air.
«Hein! fit Joe.
– Ma carabine! je reconnais sa détonation.
– Un signal!
– Un danger pour nous!
– Pour lui peut-être, répliqua Joe.
– En route!»
Les chasseurs avaient rapidement ramassé le produit de leur chasse, et ils reprirent leur chemin en se guidant sur des brisées que Kennedy avait faites. L’épaisseur du fourré les empêchait d’apercevoir le Victoria, dont ils ne pouvaient être bien éloignés.
Un second coup de feu se fit entendre.
«Cela presse, fit Joe.
– Bon! encore une autre détonation.
– Cela m’a l’air d’une défense personnelle.
– Hâtons-nous.»
Et ils coururent à toutes jambes. Arrivés à la lisière du bois, ils virent tout d’abord le Victoria à sa place, et le docteur dans la nacelle.
«Qu’y a-t-il donc? demanda Kennedy.
– Grand Dieu! s’écria Joe.
– Que vois-tu?
– Là-bas, une troupe de Nègres qui assiègent le ballon!»
En effet, à deux milles de là, une trentaine d’individus se pressaient en gesticulant, en hurlant, en gambadant au pied du sycomore. Quelques-uns, grimpés dans l’arbre, s’avançaient jusque sur les branches les plus élevées. Le danger semblait imminent.
«Mon maître est perdu, s’écria Joe.
– Allons, Joe, du sang-froid et du coup d’œil. Nous tenons la vie de quatre de ces moricauds dans nos mains. En avant!»
Ils avaient franchi un mille avec une extrême rapidité, quand un nouveau coup de fusil partit de la nacelle; il atteignit un grand diable qui se hissait par la corde de l’ancre. Un corps sans vie tomba de branches en branches, et resta suspendu à une vingtaine de pieds du sol, ses deux bras et ses deux jambes se balançant dans l’air.
«Hein! fit Joe en s’arrêtant, par où diable se tient-il donc, cet animal?
– Peu importe, répondit Kennedy, courons! courons!
– Ah! monsieur Kennedy, s’écria Joe, en éclatant de rire: par sa queue! c’est par sa queue! Un singe! ce ne sont que des singes.
– Ça vaut encore mieux que des hommes», répliqua Kennedy en se précipitant au milieu de la bande hurlante.
C’était une troupe de cynocéphales assez redoutables, féroces et brutaux, horribles à voir avec leurs museaux de chien. Cependant quelques coups de fusil en eurent facilement raison, et cette horde grimaçante s’échappa, laissant plusieurs des siens à terre.
En un instant, Kennedy s’accrochait à l’échelle; Joe se hissait dans les sycomores et détachait l’ancre; la nacelle s’abaissait jusqu’à lui, et il y rentrait sans difficulté. Quelques minutes après, le Victoria s’élevait dans l’air et se dirigeait vers l’est sous l’impulsion d’un vent modéré.
«En voilà un assaut! dit Joe.
– Nous t’avions cru assiégé par des indigènes.
– Ce n’étaient que des singes, heureusement! répondit le docteur.
– De loin, la différence n’est pas grande, mon cher Samuel.
– Ni même de près, répliqua Joe.
– Quoi qu’il en soit, reprit Fergusson, cette attaque de singes pouvait avoir les plus graves conséquences. Si l’ancre avait perdu prise sous leurs secousses réitérées, qui sait où le vent m’eût entraîné!
– Que vous disais-je, monsieur Kennedy?
– Tu avais raison, Joe; mais, tout en ayant raison, à ce moment-là tu préparais des beefsteaks d’antilope, dont la vue me mettait déjà en appétit.
– Je le crois bien, répondit le docteur, la chair d’antilope est exquise.
– Vous pouvez en juger, monsieur, la table est servie.
– Sur ma foi, dit le chasseur, ces tranches de venaison ont un fumet sauvage qui n’est point à dédaigner.
– Bon! je vivrais d’antilope jusqu’à la fin de mes jours, répondit Joe la bouche pleine, surtout avec un verre de grog pour en faciliter la digestion.»
Joe prépara le breuvage en question, qui fut dégusté avec recueillement.
«Jusqu’ici cela va assez bien, dit-il.
– Très bien, riposta Kennedy.
– Voyons, monsieur Dick, regrettez-vous de nous avoir accompagnés?
– J’aurais voulu voir qu’on m’en eût empêché!» répondit le chasseur avec un air résolu.