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– Ah! monsieur, dit Joe, je voudrais bien voir cela.

– Tu t’es levé trop matin, mon garçon.

– D’ailleurs, dit Kennedy, cela sera peut-être une fort ennuyeuse époque que celle où l’industrie absorbera tout à son profit! À force d’inventer des machines, les hommes se feront dévorer par elles! Je me suis toujours figuré que le dernier jour du monde sera celui où quelque immense chaudière chauffée à trois milliards d’atmosphères fera sauter notre globe!

– Et j’ajoute, dit Joe, que les Américains n’auront pas été les derniers à travailler à la machine!

– En effet, répondit le docteur, ce sont de grands chaudronniers! Mais, sans nous laisser emporter à de semblables discussions, contentons-nous d’admirer cette terre de la Lune, puisqu’il nous est donné de la voir.»

Le soleil, glissant ses derniers rayons sous la masse des nuages amoncelés, ornait d’une crête d’or les moindres accidents du soclass="underline" arbres gigantesques, herbes arborescentes, mousses à ras de terre, tout avait sa part de cette effluve lumineuse; le terrain, légèrement ondulé, ressautait çà et là en petites collines coniques; pas de montagnes à l’horizon; d’immenses palissades broussaillées, des haies impénétrables, des jungles épineuses séparaient les clairières où s’étalaient de nombreux villages; les euphorbes gigantesques les entouraient de fortifications naturelles, en s’entremêlant aux branches coralliformes des arbustes.

Bientôt le Malagazari, principal affluent du lac Tanganayika, se mit à serpenter sous les massifs de verdure; il donnait asile à ces nombreux cours d’eau, nés de torrents gonflés à l’époque des crues, ou d’étangs creusés dans la couche argileuse du sol. Pour des observateurs élevés, c’était un réseau de cascades jeté sur toute la face occidentale du pays.

Des bestiaux à grosses bosses pâturaient dans les prairies grasses et disparaissaient sous les grandes herbes; les forêts, aux essences magnifiques, s’offraient aux yeux comme de vastes bouquets; mais dans ces bouquets, lions, léopards, hyènes, tigres, se réfugiaient pour échapper aux dernières chaleurs du jour. Parfois un éléphant faisait ondoyer la cime des taillis, et l’on entendait le craquement des arbres cédant à ses cornes d’ivoire.

«Quel pays de chasse! s’écria Kennedy enthousiasmé; une balle lancée à tout hasard, en pleine forêt, rencontrerait un gibier digne d’elle! Est-ce qu’on ne pourrait pas en essayer un peu?

– Non pas, mon cher Dick; voici la nuit, une nuit menaçante, escortée d’un orage. Or les orages sont terribles dans cette contrée, où le sol est disposé comme une immense batterie électrique.

– Vous avez raison, monsieur, dit Joe, la chaleur est devenue étouffante, le vent est complètement tombé, on sent qu’il se prépare quelque chose.

– L’atmosphère est surchargée d’électricité, répondit le docteur; tout être vivant est sensible à cet état de l’air qui précède la lutte des éléments, et j’avoue que je n’en fus jamais imprégné à ce point.

– Eh bien! demanda le chasseur, ne serait-ce pas le cas de descendre?

– Au contraire, Dick, j’aimerais mieux monter. Je crains seulement d’être entraîné au-delà de ma route pendant ces croisements de courants atmosphériques.

– Veux-tu donc abandonner la direction que nous suivons depuis la côte.

– Si cela m’est possible, répondit Fergusson, je me porterai plus directement au nord pendant sept à huit degrés; j’essaierai de remonter vers les latitudes présumées des sources du Nil; peut-être apercevrons-nous quelques traces de l’expédition du capitaine Speke, ou même la caravane de M. de Heuglin. Si mes calculs sont exacts, nous nous trouvons par 32° 40’de longitude, et je voudrais monter droit au-delà de l’équateur.

– Vois donc! s’écria Kennedy en interrompant son compagnon, vois donc ces hippopotames qui se glissent hors des étangs, ces masses de chair sanguinolente, et ces crocodiles qui aspirent bruyamment l’air!

– Ils étouffent! fit Joe. Ah! quelle manière charmante de voyager, et comme on méprise toute cette malfaisante vermine! Monsieur Samuel! monsieur Kennedy! voyez donc ces bandes d’animaux qui marchent en rangs pressés! Ils sont bien deux cents; ce sont des loups.

– Non, Joe, mais des chiens sauvages; une fameuse race, qui ne craint pas de s’attaquer aux lions. C’est la plus terrible rencontre que puisse faire un voyageur. Il est immédiatement mis en pièces.

– Bon! ce ne sera pas Joe qui se chargera de leur mettre une muselière, répondit l’aimable garçon. Après ça, si c’est leur naturel, il ne faut pas trop leur en vouloir.»

Le silence se faisait peu à peu sous l’influence de l’orage; il semblait que l’air épaissi devint impropre à transmettre les sons; l’atmosphère paraissait ouatée et, comme une salle tendue de tapisseries, perdait toute sonorité. L’oiseau rameur, la grue couronnée, les geais rouges et bleus, le moqueur, les moucherolles disparaissaient dans les grands arbres. La nature entière offrait les symptômes d’un cataclysme prochain.

À neuf heures du soir, le Victoria demeurait immobile au-dessus de Mséné, vaste réunion de villages à peine distincts dans l’ombre; parfois la réverbération d’un rayon égaré dans l’eau morne indiquait des fossés distribués régulièrement, et, par une dernière éclaircie, le regard put saisir la forme calme et sombre des palmiers, des tamarins, des sycomores et des euphorbes gigantesques.