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«Nous voici donc dans une île! dit Joe, qui se grattait à se rompre les poignets.

– Nous en aurions vite fait le tour, répondit le chasseur, et, sauf ces aimables insectes, on n’y aperçoit pas un être vivant.

– Les îles dont le lac est parsemé, répondit le docteur Fergusson, ne sont, à vrai dire, que des sommets de collines immergées; mais nous sommes heureux d’y avoir rencontré un abri, car les rives du lac sont habitées par des tribus féroces. Dormez donc, puisque le ciel nous prépare une nuit tranquille.

– Est-ce que tu n’en feras pas autant, Samuel?

– Non; je ne pourrais fermer l’œil. Mes pensées chasseraient tout sommeil. Demain, mes amis, si le vent est favorable, nous marcherons droit au nord, et nous découvrirons peut-être les sources du Nil, ce secret demeuré impénétrable. Si près des sources du grand fleuve, je ne saurais dormir.»

Kennedy et Joe, que les préoccupations scientifiques ne troublaient pas à ce point, ne tardèrent pas à s’endormir profondément sous la garde du docteur.

Le mercredi 23 avril, le Victoria appareillait à quatre heures du matin par un ciel grisâtre; la nuit quittait difficilement les eaux du lac, qu’un épais brouillard enveloppait, mais bientôt un vent violent dissipa toute cette brume. Le Victoria fut balancé pendant quelques minutes en sens divers et enfin remonta directement vers le nord.

Le docteur Fergusson frappa des mains avec joie.

«Nous sommes en bon chemin! s’écria-t-il. Aujourd’hui ou jamais nous verrons le Nil! Mes amis, voici que nous franchissons l’équateur! nous entrons dans notre hémisphère!

– Oh! fit Joe; vous pensez, mon maître, que l’équateur passe par ici?

– Ici même, mon brave garçon!

– Eh bien! sauf votre respect, il me paraît convenable de l’arroser sans perdre de temps.

– Va pour un verre de grog! répondit le docteur en riant; tu as une manière d’entendre la cosmographie qui n’est point sotte.»

Et voilà comment fut célébré le passage de la ligne à bord du Victoria.

Celui-ci filait rapidement. On apercevait dans l’ouest la côte basse et peu accidentée; au fond, les plateaux plus élevés de l’Uganda et de l’Usoga. La vitesse du vent devenait excessive: près de trente milles à l’heure.

Les eaux du Nyanza, soulevées avec violence, écumaient comme les vagues d’une mer. À certaines lames de fond qui se balançaient longtemps après les accalmies, le docteur reconnut que le lac devait avoir une grande profondeur. À peine une ou deux barques grossières furent-elles entrevues pendant cette rapide traversée.

«Le lac, dit le docteur, est évidemment, par sa position élevée, le réservoir naturel des fleuves de la partie orientale d’Afrique; le ciel lui rend en pluie ce qu’il enlève en vapeurs à ses effluents. Il me paraît certain que le Nil doit y prendre sa source.

– Nous verrons bien», répliqua Kennedy.

Vers neuf heures, la côte de l’ouest se rapprocha; elle paraissait déserte et boisée. Le vent s’éleva un peu vers l’est, et l’on put entrevoir l’autre rive du lac. Elle se courbait de manière à se terminer par un angle très ouvert, vers 2° 40’de latitude septentrionale. De hautes montagnes dressaient leurs pics arides à cette extrémité du Nyanza; mais entre elles une gorge profonde et sinueuse livrait passage à une rivière bouillonnante.

Tout en manœuvrant son aérostat, le docteur Fergusson examinait le pays d’un regard avide.

«Voyez! s’écria-t-il, voyez, mes amis! les récits des Arabes étaient exacts! Ils parlaient d’un fleuve par lequel le lac Ukéréoué se déchargeait vers le nord, et ce fleuve existe, et nous le descendons, et il coule avec une rapidité comparable à notre propre vitesse! Et cette goutte d’eau qui s’enfuit sous nos pieds va certainement se confondre avec les flots de la Méditerranée! C’est le Nil!

– C’est le Nil! répéta Kennedy, qui se laissait prendre à l’enthousiasme de Samuel Fergusson.

– Vive le Nil!» dit Joe, qui s’écriait volontiers vive quelque chose quand il était en joie.

Des rochers énormes embarrassaient çà et là le cours de cette mystérieuse rivière. L’eau écumait; il se faisait des rapides et des cataractes qui confirmaient le docteur dans ses prévisions. Des montagnes environnantes se déversaient de nombreux torrents, écumants dans leur chute; l’œil les comptait par centaines. On voyait sourdre du sol de minces filets d’eau éparpillés, se croisant, se confondant, luttant de vitesse, et tous couraient à cette rivière naissante, qui se faisait fleuve après les avoir absorbés.

«Voilà bien le Nil, répéta le docteur avec conviction. L’origine de son nom a passionné les savants comme l’origine de ses eaux; on l’a fait venir du grec, du copte, du sanscrit [41]; peu importe, après tout, puisqu’il a dû livrer enfin le secret de ses sources!

– Mais, dit le chasseur, comment s’assurer de l’identité de cette rivière et de celle que les voyageurs du nord ont reconnue!

– Nous aurons des preuves certaines, irrécusables, infaillibles, répondit Fergusson, si le vent nous favorise une heure encore.»

Les montagnes se séparaient, faisant place à des villages nombreux, à des champs cultivés de sésame, de dourrah, de cannes à sucre. Les tribus de ces contrées se montraient agitées, hostiles; elles semblaient plus près de la colère que de l’adoration; elles pressentaient des étrangers, et non des dieux. Il semblait qu’en remontant aux sources du Nil on vint leur voler quelque chose. Le Victoria dut se tenir hors de la portée des mousquets.

«Aborder ici sera difficile, dit l’Écossais.

– Eh bien! répliqua Joe, tant pis pour ces indigènes; nous les priverons du charme de notre conversation.

– Il faut pourtant que je descende, répondit le docteur Fergusson, ne fût-ce qu’un quart d’heure. Sans cela, je ne puis constater les résultats de notre exploration.

– C’est donc indispensable, Samuel?

– Indispensable, et nous descendrons, quand même nous devrions faire le coup de fusil!

– La chose me va, répondit Kennedy en caressant sa carabine.

– Quand vous voudrez, mon maître, dit Joe en se préparant au combat.

– Ce ne sera pas la première fois, répondit le docteur, que l’on aura fait de la science les armes à la main; pareille chose est arrivée à un savant français, dans les montagnes d’Espagne, quand il mesurait le méridien terrestre.

– Sois tranquille, Samuel, et fie-toi à tes deux gardes du corps.

– Y sommes-nous, monsieur?

– Pas encore. Nous allons même nous élever pour saisir la configuration exacte du pays.»

L’hydrogène se dilata, et, en moins de dix minutes, le Victoria planait à une hauteur de deux mille cinq cents pieds au-dessus du sol.

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[41] Un savant byzantin voyait dans Neilos un nom arithmétique. N représentait 50, E 5, I 10, L 30, O 70, S 200: ce qui fait le nombre des jours de l’année.