– Eh mais! une idée, dit Joe, car aujourd’hui les idées me poussent par douzaines; si nous parvenions à prendre un attelage d’aigles vivants, nous les attacherions à notre nacelle, et ils nous traîneraient dans les airs!
– Le moyen a été sérieusement proposé, répondit le docteur; mais je le crois peu praticable avec des animaux assez rétifs de leur naturel.
– On les dresserait, reprit Joe; au lieu de mors, on les guiderait avec des œillères qui leur intercepteraient la vue; borgnes, ils iraient à droite ou à gauche; aveugles, ils s’arrêteraient.
– Permets-moi, mon brave Joe, de préférer un vent favorable à tes aigles attelés; cela coûte moins cher à nourrir, et c’est plus sûr.
– Je vous le permets, monsieur, mais je garde mon idée.»
Il était midi; le Victoria, depuis quelque temps, se tenait à une allure plus modérée; le pays marchait au-dessous de lui, il ne fuyait plus.
Tout d’un coup, des cris et des sifflements parvinrent aux oreilles des voyageurs; ceux-ci se penchèrent et aperçurent dans une plaine ouverte un spectacle fait pour les émouvoir.
Deux peuplades aux prises se battaient avec acharnement et faisaient voler des nuées de flèches dans les airs. Les combattants, avides de s’entre-tuer, ne s’apercevaient pas de l’arrivée du Victoria; ils étaient environ trois cents, se choquant dans une inextricable mêlée; la plupart d’entre eux, rouges du sang des blessés dans lequel ils se vautraient, formaient un ensemble hideux à voir.
À l’apparition de l’aérostat, il y eut un temps d’arrêt; les hurlements redoublèrent; quelques flèches furent lancées vers la nacelle, et l’une d’elles assez près pour que Joe l’arrêtât de la main.
«Montons hors de leur portée! s’écria le docteur Fergusson! Pas d’imprudence! cela ne nous est pas permis.»
Le massacre continuait de part et d’autre, à coups de haches et de sagaies; dès qu’un ennemi gisait sur le sol, son adversaire se hâtait de lui couper la tête; les femmes, mêlées à cette cohue, ramassaient les têtes sanglantes et les empilaient à chaque extrémité du champ de bataille; souvent elles se battaient pour conquérir ce hideux trophée.
«L’affreuse scène! s’écria Kennedy avec un profond dégoût.
– Ce sont de vilains bonshommes! dit Joe. Après cela, s’ils avaient un uniforme, ils seraient comme tous les guerriers du monde.
– J’ai une furieuse envie d’intervenir dans le combat, reprit le chasseur en brandissant sa carabine.
– Non pas, répondit vivement le docteur, non pas! mêlons-nous de ce qui nous regarde! Sais-tu qui a tort ou raison, pour jouer le rôle de la Providence? Fuyons au plus tôt ce spectacle repoussant! Si les grands capitaines pouvaient dominer ainsi le théâtre de leurs exploits, ils finiraient peut-être par perdre le goût du sang et des conquêtes!»
Le chef de l’un de ces partis sauvages se distinguait par une taille athlétique, jointe à une force d’hercule. D’une main il plongeait sa lance dans les rangées compactes de ses ennemis, et de l’autre y faisait de grandes trouées à coups de hache. À un moment, il rejeta loin de lui sa sagaie rouge de sang, se précipita sur un blessé dont il trancha le bras d’un seul coup, prit ce bras d’une main, et, le portant à sa bouche, il y mordit à pleines dents.
«Ah! dit Kennedy, l’horrible bête! je n’y tiens plus!»
Et le guerrier, frappé d’une balle au front, tomba en arrière.
À sa chute, une profonde stupeur s’empara de ses guerriers; cette mort surnaturelle les épouvanta en ranimant l’ardeur de leurs adversaires, et en une seconde le champ de bataille fut abandonné de la moitié des combattants.
«Allons chercher plus haut un courant qui nous emporte, dit le docteur. Je suis écœuré de ce spectacle.»
Mais il ne partit pas si vite qu’il ne pût voir la tribu victorieuse, se précipitant sur les morts et les blessés, se disputer cette chair encore chaude, et s’en repaître avidement.
«Pouah! fit Joe, cela est repoussant!»
Le Victoria s’élevait en se dilatant; les hurlements de cette horde en délire le poursuivirent pendant quelques instants; mais enfin, ramené vers le sud, il s’éloigna de cette scène de carnage et de cannibalisme.
Le terrain offrait alors des accidents variés, avec de nombreux cours d’eau qui s’écoulaient vers l’est; ils se jetaient sans doute dans ces affluents du lac Nû ou du fleuve des Gazelles, sur lequel M. Guillaume Lejean a donné de si curieux détails.
La nuit venue, le Victoria jeta l’ancre par 27° de longitude, et 4° 20’de latitude septentrionale, après une traversée de cent cinquante milles.
XXI
Rumeurs étranges. – Une attaque nocturne. – Kennedy et Joe dans l’arbre. – Deux coups de feu. – «À moi! à moi!» – Réponse en français. – Le matin. – Le missionnaire. – Le plan de sauvetage.
La nuit se faisait très obscure. Le docteur n’avait pu reconnaître le pays; il s’était accroché à un arbre fort élevé, dont il distinguait à peine la masse confuse dans l’ombre.
Suivant son habitude, il prit le quart de neuf heures, et à minuit Dick vint le remplacer.
«Veille bien, Dick, veille avec grand soin.
– Est-ce qu’il y a quelque chose de nouveau?
– Non! cependant j’ai cru surprendre de vagues rumeurs au-dessous de nous; je ne sais trop où le vent nous a portés; un excès de prudence ne peut pas nuire.
– Tu auras entendu les cris de quelques bêtes sauvages.
– Non! cela m’a semblé tout autre chose; enfin, à la moindre alerte, ne manque pas de nous réveiller.
– Sois tranquille.»
Après avoir écouté attentivement une dernière fois, le docteur, n’entendant rien, se jeta sur sa couverture et s’endormit bientôt.
Le ciel était couvert d’épais nuages, mais pas un souffle n’agitait l’air. Le Victoria, retenu sur une seule ancre, n’éprouvait aucune oscillation.
Kennedy, accoudé sur la nacelle de manière à surveiller le chalumeau en activité, considérait ce calme obscur; il interrogeait l’horizon, et, comme il arrive aux esprits inquiets ou prévenus, son regard croyait parfois surprendre de vagues lueurs.
Un moment même il crut distinctement en saisir une à deux cents pas de distance; mais ce ne fut qu’un éclair, après lequel il ne vit plus rien.
C’était sans doute l’une de ces sensations lumineuses que l’œil perçoit dans les profondes obscurités.