La physionomie de Kennedy rappelait beaucoup celle de Halbert Glendinning, telle que l’a peinte Walter Scott dans Le Monastère; sa taille dépassait six pieds anglais [5]; plein de grâce et d’aisance, il paraissait doué d’une force herculéenne; une figure fortement hâlée par le soleil, des yeux vifs et noirs, une hardiesse naturelle très décidée, enfin quelque chose de bon et de solide dans toute sa personne prévenait en faveur de l’Écossais.
La connaissance des deux amis se fit dans l’Inde, à l’époque où tous deux appartenaient au même régiment; pendant que Dick chassait au tigre et à l’éléphant, Samuel chassait à la plante et à l’insecte; chacun pouvait se dire adroit dans sa partie, et plus d’une plante rare devint la proie du docteur, qui valut à conquérir autant qu’une paire de défenses en ivoire.
Ces deux jeunes gens n’eurent jamais l’occasion de se sauver la vie, ni de se rendre un service quelconque. De là une amitié inaltérable. La destinée les éloigna parfois, mais la sympathie les réunit toujours.
Depuis leur rentrée en Angleterre, ils furent souvent séparés par les lointaines expéditions du docteur; mais, de retour, celui-ci ne manqua jamais d’aller, non pas demander, mais donner quelques semaines de lui-même à son ami l’Écossais.
Dick causait du passé, Samuel préparait l’avenir: l’un regardait en avant, l’autre en arrière. De là un esprit inquiet, celui de Fergusson, une placidité parfaite, celle de Kennedy.
Après son voyage au Tibet, le docteur resta près de deux ans sans parler d’explorations nouvelles; Dick supposa que ses instincts de voyage, ses appétits d’aventures se calmaient. Il en fut ravi. Cela, pensait-il, devait finir mal un jour ou l’autre; quelque habitude que l’on ait des hommes, on ne voyage pas impunément au milieu des anthropophages et des bêtes féroces; Kennedy engageait donc Samuel à enrayer, ayant assez fait d’ailleurs pour la science, et trop pour la gratitude humaine.
À cela, le docteur se contentait de ne rien répondre; il demeurait pensif, puis il se livrait à de secrets calculs, passant ses nuits dans des travaux de chiffres, expérimentant même des engins singuliers dont personne ne pouvait se rendre compte. On sentait qu’une grande pensée fermentait dans son cerveau.
«Qu’a-t-il pu ruminer ainsi?» se demanda Kennedy, quand son ami l’eut quitté pour retourner à Londres, au mois de janvier.
Il l’apprit un matin par l’article du Daily Telegraph.
«Miséricorde! s’écria-t-il. Le fou! l’insensé! traverser l’Afrique en ballon! Il ne manquait plus que cela! Voilà donc ce qu’il méditait depuis deux ans!»
À la place de tous ces points d’exclamation, mettez des coups de poing solidement appliqués sur la tête, et vous aurez une idée de l’exercice auquel se livrait le brave Dick en parlant ainsi.
Lorsque sa femme de confiance, la vieille Elspeth, voulut insinuer que ce pourrait bien être une mystification:
«Allons donc! répondit-il, est-ce que je ne reconnais pas mon homme? Est-ce que ce n’est pas de lui? Voyager à travers les airs! Le voilà jaloux des aigles maintenant! Non, certes, cela ne sera pas! je saurai bien l’empêcher! Eh! si on le laissait faire, il partirait un beau jour pour la lune!»
Le soir même, Kennedy, moitié inquiet, moitié exaspéré, prenait le chemin de fer à General Railway station, et le lendemain il arrivait à Londres.
Trois quarts d’heure après, un cab le déposait à la petite maison du docteur, Soho square, Greek street; il en franchit le perron, et s’annonça en frappant à la porte cinq coups solidement appuyés.
Fergusson lui ouvrit en personne.
«Dick? fit-il sans trop d’étonnement.
– Dick lui-même, riposta Kennedy.
– Comment, mon cher Dick, toi à Londres, pendant les chasses d’hiver?
– Moi, à Londres.
– Et qu’y viens-tu faire?
– Empêcher une folie sans nom!
– Une folie? dit le docteur.
– Est-ce vrai ce que raconte ce journal, répondit Kennedy en tendant le numéro du Daily Telegraph.
– Ah! c’est de cela que tu parles! Ces journaux sont bien indiscrets! Mais assois-toi donc, mon cher Dick.
– Je ne m’assoirai pas. Tu as parfaitement l’intention d’entreprendre ce voyage?
– Parfaitement; mes préparatifs vont bon train, et je…
– Où sont-ils, que je les mette en pièces, tes préparatifs? Où sont-ils que j’en fasse des morceaux.»
Le digne Écossais se mettait très sérieusement en colère.
«Du calme, mon cher Dick, reprit le docteur. Je conçois ton irritation. Tu m’en veux de ce que je ne t’ai pas encore appris mes nouveaux projets.
– Il appelle cela de nouveaux projets!
– J’ai été fort occupé, reprit Samuel sans admettre l’interruption, j’ai eu fort à faire! Mais sois tranquille, je ne serais pas parti sans t’écrire…
– Eh! je me moque bien…
– Parce que j’ai l’intention de t’emmener avec moi.»
L’Écossais fit un bond qu’un chamois n’eût pas désavoué.
«Ah ça! dit-il, tu veux donc qu’on nous renferme tous les deux à l’hôpital de Betlehem [6]!
– J’ai positivement compté sur toi, mon cher Dick, et je t’ai choisi à l’exclusion de bien d’autres.»
Kennedy demeurait en pleine stupéfaction.
«Quand tu m’auras écouté pendant dix minutes, répondit tranquillement le docteur, tu me remercieras.
– Tu parles sérieusement?
– Très sérieusement.
– Et si je refuse de t’accompagner?
– Tu ne refuseras pas.
– Mais enfin, si je refuse?
– Je partirai seul.
– Asseyons-nous, dit le chasseur, et parlons sans passion. Du moment que tu ne plaisantes pas, cela vaut la peine que l’on discute.
– Discutons en déjeunant, si tu n’y vois pas d’obstacle, mon cher Dick.»
Les deux amis se placèrent l’un en face de l’autre devant une petite table, entre une pile de sandwichs et une théière énorme.
«Mon cher Samuel, dit le chasseur, ton projet est insensé! il est impossible! il ne ressemble à rien de sérieux ni de praticable!
– C’est ce que nous verrons bien après avoir essayé.
– Mais ce que précisément il ne faut pas faire, c’est d’essayer.
– Pourquoi cela, s’il te plaît?
– Et les dangers, et les obstacles de toute nature!
– Les obstacles, répondit sérieusement Fergusson, sont inventés pour être vaincus; quant aux dangers, qui peut se flatter de les fuir? Tout est danger dans la vie; il peut être très dangereux de s’asseoir devant sa table ou de mettre son chapeau sur sa tête; il faut d’ailleurs considérer ce qui doit arriver comme arrivé déjà, et ne voir que le présent dans l’avenir, car l’avenir n’est qu’un présent un peu plus éloigné.