– Que cela! fit Kennedy en levant les épaules. Tu es toujours fataliste!
– Toujours, mais dans le bon sens du mot. Ne nous préoccupons donc pas de ce que le sort nous réserve, et n’oublions jamais notre bon proverbe d’Angleterre: L’homme né pour être pendu ne sera jamais noyé!»
Il n’y avait rien à répondre, ce qui n’empêcha pas Kennedy de reprendre une série d’arguments faciles à imaginer, mais trop longs à rapporter ici.
«Mais enfin, dit-il après une heure de discussion, si tu veux absolument traverser l’Afrique, si cela est nécessaire à ton bonheur, pourquoi ne pas prendre les routes ordinaires?
– Pourquoi? répondit le docteur en s’animant; parce que jusqu’ici toutes les tentatives ont échoué! Parce que depuis Mungo-Park assassiné sur le Niger jusqu’à Vogel disparu dans le Wadaï, depuis Oudney mort à Murmur, Clapperton mort à Sackatou, jusqu’au Français Maizan coupé en morceaux, depuis le major Laing tué par les Touaregs jusqu’à Roscher de Hambourg massacré au commencement de 1860, de nombreuses victimes ont été inscrites au martyrologue africain! Parce que lutter contre les éléments, contre la faim, la soif, la fièvre, contre les animaux féroces et contre des peuplades plus féroces encore, est impossible! Parce que ce qui ne peut être fait d’une façon doit être entrepris d’une autre! Enfin parce que, là où l’on ne peut passer au milieu, il faut passer à côté ou passer dessus!
– S’il ne s’agissait que de passer dessus! répliqua Kennedy; mais passer par-dessus!
– Eh bien! reprit le docteur avec le plus grand sang-froid du monde, qu’ai-je à redouter! Tu admettras bien que j’ai pris mes précautions de manière à ne pas craindre une chute de mon ballon; si donc il vient à me faire défaut, je me retrouverai sur terre dans les conditions normales des explorateurs; mais mon ballon ne me manquera pas, il n’y faut pas compter.
– Il faut y compter, au contraire.
– Non pas, mon cher Dick. J’entends bien ne pas m’en séparer avant mon arrivée à la côte occidentale d’Afrique. Avec lui, tout est possible; sans lui, je retombe dans les dangers et les obstacles naturels d’une pareille expédition; avec lui, ni la chaleur, ni les torrents, ni les tempêtes, ni le simoun, ni les climats insalubres, ni les animaux sauvages, ni les hommes ne sont à craindre! Si j’ai trop chaud, je monte, si j’ai froid, je descends; une montagne, je la dépasse; un précipice, je le franchis; un fleuve, je le traverse; un orage, je le domine; un torrent, je le rase comme un oiseau! Je marche sans fatigue, je m’arrête sans avoir besoin de repos! Je plane sur les cités nouvelles! Je vole avec la rapidité de l’ouragan, tantôt au plus haut des airs, tantôt à cent pieds du sol, et la carte africaine se déroule sous mes yeux dans le grand atlas du monde!»
Le brave Kennedy commençait à se sentir ému, et cependant le spectacle évoqué devant ses yeux lui donnait le vertige. Il contemplait Samuel avec admiration, mais avec crainte aussi; il se sentait déjà balancé dans l’espace.
«Voyons, fit-il, voyons un peu, mon cher Samuel, tu as donc trouvé le moyen de diriger les ballons?
– Pas le moins du monde. C’est une utopie.
– Mais alors tu iras…
– Où voudra la Providence; mais cependant de l’est à l’ouest.
– Pourquoi cela?
– Parce que je compte me servir des vents alizés, dont la direction est constante.
– Oh! vraiment! fit Kennedy en réfléchissant: les vents alizés… certainement… on peut à la rigueur… il y a quelque chose…
– S’il y a quelque chose! non, mon brave ami, il y a tout. Le gouvernement anglais a mis un transport à ma disposition; il a été convenu également que trois ou quatre navires iraient croiser sur la côte occidentale vers l’époque présumée de mon arrivée. Dans trois mois au plus, je serai à Zanzibar, où j’opérerai le gonflement de mon ballon, et de là nous nous élancerons.
– Nous! fit Dick.
– Aurais-tu encore l’apparence d’une objection à me faire? Parle, ami Kennedy.
– Une objection! j’en aurais mille; mais, entre autres, dis-moi: si tu comptes voir le pays, si tu comptes monter et descendre à ta volonté, tu ne le pourras faire sans perdre ton gaz; il n’y a pas eu jusqu’ici d’autres moyens de procéder, et c’est ce qui a toujours empêché les longues pérégrinations dans l’atmosphère.
– Mon cher Dick, je ne te dirai qu’une seule chose: je ne perdrai pas un atome de gaz, pas une molécule.
– Et tu descendras à volonté?
– Je descendrai à volonté.
– Et comment feras-tu?
– Ceci est mon secret, ami Dick. Aie confiance, et que ma devise soit la tienne: Excelsior!
– Va pour Excelsior!» répondit le chasseur, qui ne savait pas un mot de latin.
Mais il était bien décidé à s’opposer, par tous les moyens possibles, au départ de son ami. Il fit donc mine d’être de son avis et se contenta d’observer. Quant à Samuel, il alla surveiller ses apprêts.
IV
Explorations africaines. – Barth, Richardson, Overweg, Werne, Brun-Rollet, Peney, Andrea Debono, Miani, Guillaume Lejean, Bruce, Krapf et Rebmann, Maizan, Roscher, Burton et Speke.
La ligne aérienne que le docteur Fergusson comptait suivre n’avait pas été choisie au hasard; son point de départ fut sérieusement étudié, et ce ne fut pas sans raison qu’il résolut de s’élever de l’île de Zanzibar. Cette île, située près de la côte orientale d’Afrique, se trouve par 6° de latitude australe, c’est-à-dire à quatre cent trente milles géographiques au-dessous de l’équateur [7].
De cette île venait de partir la dernière expédition envoyée par les Grands Lacs à la découverte des sources du Nil.
Mais il est bon d’indiquer quelles explorations le docteur Fergusson espérait rattacher entre elles. Il y en a deux principales: celle du docteur Barth en 1849, celle des lieutenants Burton et Speke en 1858.
Le docteur Barth est un Hambourgeois qui obtint pour son compatriote Overweg et pour lui la permission de se joindre à l’expédition de l’Anglais Richardson; celui-ci était chargé d’une mission dans le Soudan.
Ce vaste pays est situé entre 15° et 10° de latitude nord, c’est-à-dire que, pour y parvenir, il faut s’avancer de plus de quinze cent milles [8] dans l’intérieur de l’Afrique.