Alba Lucinie a regardé l'inconnu prise d'étonnement et d'affection. À leur tour, les deux jeunes filles le dévisagèrent admiratives.
Cependant, sortant de sa stupéfaction, la noble matrone réfléchit avec pondération :
Helvidius, j'ai toujours considéré la mission domestique comme étant la plus délicate dans notre vie. SI cet homme a donné les preuves de ses connaissances, il devra aussi donner celles de ses vertus pour que nous puissions lui confier, en toute tranquillité, l'éducation de nos filles ?
Face à une question aussi raisonnable qu'opportune, son mari se sentit embarrassé, mais Caius vint à son secours avec des propos éclairés :
Je m'en porte garant, Madame : si Helvidius peut justifier de sa sagesse, je peux témoigner de ses nobles qualités morales.
Alba Lucinie sembla réfléchir le temps d'un instant encore et ajouta finalement avec un sourire satisfait :
D'accord, nous accepterons la garantie de ta parole.
Puis, la gracieuse dame a regardé Nestor avec charité et douceur, comprenant que si son aspect affligeant était bien celui d'un esclave, ses yeux révélaient une sérénité supérieure pleine d'une étrange fermeté.
Après une minute d'observation attentive et silencieuse, elle s'est tournée vers son mari lui disant quelques mots d'une voix presque imperceptible, comme si elle demandait son accord avant de réaliser certains de ses désirs. Helvidius, à son tour, a délicatement souri, faisant un signe d'approbation de la tête.
Se tournant alors vers tout le monde, la noble femme a dit sur un ton ému :
Caius Fabrice, mon mari et moi, avons décidé que nos filles recevront la coopération intellectuelle d'un homme libre.
Et prenant une minuscule baguette posée dans une jarre orientale dans un coin de la pièce, elle a légèrement touché le front de l'esclave, obéissant ainsi aux cérémonies familiales par lesquelles on libérait les esclaves dans la Rome impériale, tout en s'exclamant :
Nestor, notre maison te déclare libre pour toujours !...
- Mes filles - a-t-elle continué émue s'adressant à elles deux -, jamais vous n'humilierez la liberté de cet homme qui pourra accomplir ses devoirs en toute indépendance !...
Caius et Helvidius se sont regardés satisfaits. Alors qu'Helvidia, de loin, faisait ses compliments au libéré, Célia avec un léger penchement de tête, digne, s'est approchée de l'émancipé qui avait les yeux humides de larmes et lui a tendu sa main aristocratique et délicate dans un geste sincère et tendre. Ses yeux croisèrent le regard de l'ex-esclave dans une vague d'affection et d'attraction indéfinissable. Le libéré, visiblement ému, ili'est incliné et a respectueusement baisé la main généreuse que la jeune patricienne lui offrait.
La scène émouvante dura quelques instants quand, à Id surprise générale, Nestor s'est levé du coin où il se trouvait et, marchant jusqu'au centre de la pièce, s'est agenouillé devant ses bienfaiteurs et a humblement baisé |p» pieds d'Alba Lucinie.
UN ANGE ET UN PHILOSOPHE
Le palais résidentiel du préfet Lolius Urbicus se trouvait sur l'une des plus belles hauteurs de la colline où se dressait le Capitole.
La fortune de son propriétaire était des plus opulentes à Rome et sa situation politique était des plus enviables par son prestige et ses privilèges particuliers.
Bien que descendant d'une ancienne famille de la noblesse, il n'avait pas reçu un héritage conséquent de ses ancêtres les plus illustres, toutefois, très tôt l'Empereur l'avait pris sous sa protection.
Au début, il en fit un tribun militaire plein d'espoirs et de perspectives prometteuses, pour le promouvoir ensuite aux grades les plus éminents. Par la suite, il l'avait transformé en l'homme qui avait toute sa confiance. Il lui fit don de biens précieux comme des propriétés et des titres de noblesse. Cependant l'aristocratie de la ville fut étonnée quand Hadrien lui recommanda de se marier avec Claudia Sabine, une plébéienne d'un talent exceptionnel et d'une rare beauté qui avait su par favoritisme s'octroyer les grâces les plus convoitées de la cour.
Lolius Urbicus n'a pas hésité et obéit à la volonté de son protecteur et plus grand ami.
Il se maria négligemment comme si le mariage pouvait garantir ses intérêts personnels, poursuivant cependant sa vie d'aventures joyeuses lors des nombreuses campagnes en tant qu'autorité militaire que ce soit dans la capitale de l'Empire ou dans les villes des nombreuses provinces.
Maintenant honorée de son nom, cette femme avait acquis l'une des places les plus en vue au sein de la noblesse romaine. Peu encline aux devoirs de matrone1, elle ne tolérait pas l'environnement domestique, se livrant aux aberrations de la vie mondaine, suivant parfois les projets de ses amis ou organisant à son tour d'illustres fêtes, célèbres pour leur vision artistique et pour le libertinage discret qui les caractérisait.
1 N.T. : Dans l'antiquité romaine, une matrone est une dame, une femme mariée.
La société romaine, qui avançait franchement vers la décadence des anciennes coutumes familiales, adorait ses manières libres, alors que l'esprit mondain de l'Empereur et la volupté des courtisans se réjouissaient de ses agissements dans le tourbillon des initiatives joyeuses du contexte social de l'aristocratie.
Claudia Sabine avait acquis l'un des rangs les plus avancés dans les cercles élégants et frivoles. Ayant l'art de transformer l'intelligence en arme dangereuse, elle se valait de sa position pour augmenter chaque fois davantage son propre prestige, s'élevant aux sommets de l'entourage où elle vivait, plein de créatures d'une noblesse improvisée, pour aisément satisfaire ses caprices. C'est ainsi qu'autour du précieux don de sa beauté physique toutes les attentions et tous les intérêts papillonnaient.
Le soir venu.
Dans l'élégant palais près du temple de Jupiter Capitolin planait une ambiance lourde de solitude et de tranquillité.
Reposant sur un divan de la terrasse, nous allons retrouver Claudia Sabine échangeant des propos confidentiels avec une femme du peuple, dans la plus grande intimité.
Hatéria - lui disait-elle, concernée et avec beaucoup de discrétion -, je t'ai fait appeler afin de profiter de ton vénérable dévouement pour te charger d'une affaire.
Ordonnez - répondit la femme à l'aspect modeste et aux manières simples et forcées. - Je suis toujours disposée à accomplir vos ordres, quels qu'ils soient.
Serais-tu prête à me servir aveuglement dans une autre maison ?
Sans aucun doute.
Très bien, jusqu'à présent je n'ai vécu que pour me venger d'une terrible humiliation du passé.