Après une pause pendant laquelle ses yeux fixèrent profondément l'Empereur afin d'arriver à ce que ses paroles fassent tout leur effet, elle a continué :
Connaissant personnellement les œuvres de Tibur qui séduisent tant l'engouement artistique, je pense que seul un esthète comme Helvidius pourrait opérer le miracle de choisir le précieux matériel et veiller à son transfert pour Tibur. De plus, Divin, je crois que ce voyage, pour lequel nous serons absents de Rome pendant plus d'une année, sera très agréable à son esprit de patricien !... De nouvelles possibilités, de nouvelles réalisations et de nouvelles perspectives, je pense, entraîneront des avantages pour sa propre famille, car l'Empire représenté par votre magnanimité, saura le récompenser de tous ses mérites.
Aelius Hadrien réfléchit un instant pendant que son secrétaire prenait quelques notes.
Puis, tenant compte des commentaires de Claudia qui le fixait anxieusement, il répondit promptement :
Tu as raison. Helvidius Lucius est l'homme que je cherche.
Sabine fit un geste expressif de satisfaction, alors que l'Empereur chargeait Flegon de porter en son nom la dite invitation.
Les messagers le trouvèrent chez lui en pleine activité festive. Le tribun fut grandement surpris, il ne s'attendait pas une demande de cette nature. Tout autre se serait honorer d'une telle gentillesse ; lui, néanmoins, sentimental par nature, préférait la paix domestique, loin du tourbillon des bagatelles frivoles de la cour. Ce voyage en Grèce dans de telles conditions lui semblait ennuyeux et inopportun. D'ailleurs, il devrait partir dans une semaine. Et qui pouvait penser au retour ? Le souverain était habitué à faire des excursions longues et fréquentes dans le monde antique. Lors de son voyage en 124, il s'était absenté de Rome pendant plus de trois années consécutives, et il était tellement passionné par Athènes qu'il en était arrivé au point de s'initier personnellement aux mystères d'Eleusis.
Néanmoins, avant que ces pénibles réflexions annihilent sa bonne humeur, il fit appeler sa femme au tablinum où ils examinèrent attentivement le sujet.
Pour ma part - s'exclama le tribun de son esprit résolu -, je chercherais à m'esquiver, à renoncer à cette invitation. Ces absences de Rome me séparant de ma famille me perturbent. Je me sens désorienté, ennuyé, profondément insatisfait.
Alba Lucinie écoutait ses affirmations le cœur en émoi. Pour son esprit sensible, de telles perspectives étaient terriblement amères et perturbatrices. De toute évidence, Claudia Sabine partirait aussi pour l'Hellade lointaine et pour une durée que personne ne pouvait prévoir. Approuver le voyage de son mari, c'était le livrer aux basses séductions de cette femme dont son intuition féminine pressentait les sentiments inconfessables. Mais il n'y avait pas que cela qui l'inquiétait. Sa situation à Rome lui serait à nouveau insupportable pendant l'absence de son compagnon, car sans aucun doute, Lolius ne manquerait pas de la harceler redoublant de véhémence et d'obstination.
Pendant un instant elle pensa en parler à Helvidius, le mettre au courant de tous les faits survenus en son absence, lui exposer avec sincérité ses scrupules, mais ensuite, lui vint à l'esprit le visage de son père. Fabius Corneille dépendait vraiment du prestige et de l'aide du préfet, de plus sa mère et ses frères inexpérimentés se reposaient sur son vieux géniteur.
D'un coup, la noble femme comprit qu'il lui était impossible de manifester franchement ses plaintes dans de telles circonstances, et, se rappelant encore de la gentillesse de l'Empereur envers sa fille lui assurant généreusement son avenir, elle a senti que la voix de la gratitude devait parler plus fort que ses intérêts personnels.
Helvidius - a-t-elle murmuré après avoir difficilement surmonté ses luttes personnelles -, personne plus que moi ne pourra souffrir de ton absence. Tu sais que ta présence au foyer signifie ma protection et celle de notre famille, mais, et le devoir, mon chéri, où se trouve le devoir dans les conditions actuelles de notre vie ? L'invitation de l'Empereur ne serait-elle pas pour nous une preuve de confiance ? Et la générosité d'Hadrien envers notre famille ? Le cadeau de Capoue n'est-il pas là pour gagner notre estime pour toujours ?
Tout cela est vrai - a confirmé le tribun calmement -, mais je haïs ce totalitarisme de l'Empire qui vole notre autonomie individuelle et brise notre propre volonté.
Néanmoins, nous devons réfléchir pour nous adapter aux circonstances - pondéra sa femme pour consoler l'esprit abattu de son compagnon.
Ce n'est pas seulement la politique qui m'impressionne désagréablement - lui dit Helvidius se soulageant -, c'est aussi la perspective de notre séparation pour un temps indéfini ! Loin de ton cœur prudent et aimant, je me sens passible de défaillance face à l'assaut des tentations de toutes espèces qui m'empêchent de prendre les initiatives nécessaires. De plus, je devrai partir en compagnie de personnes qui ne me sont pas sympathiques et dont je déteste les relations sociales, sans restriction aucune.
Alba Lucinie comprit les allusions indirectes de son mari exaspéré et lui prenant les mains affectueusement, elle s'exclama avec tendresse :
Helvidius, très souvent celui qui haït, est celui qui n'a pas su aimer correctement. Faisons en sorte de maintenir l'harmonie et la paix dans le cadre de nos relations. Comme la notion de devoir parle plus fort dans les traditions de notre nom, je crois que tu partiras et ne te laisseras pas aller à des sentiments inférieurs !... Soit calme et juste, assuré que je resterai ici à prier pour toi, t'aimant et t'attendant pendant tout ce temps. Cette douce perspective ne sera-t-elle pas pour toi une consolation à chaque instant ?
Après avoir fait une pause pendant laquelle il réfléchit aux pondérations de sa compagne, le tribun reconnaissant l'a attirée contre lui et l'embrassa.
Oui, chérie, les dieux écouteront tes prières pour notre bonheur. Je pense aussi que la dote d'Helvidia exige de nous ce sacrifice supplémentaire ; néanmoins, à mon retour, nous prendrons les mesures nécessaires pour changer notre vie.
Alba Lucinie ressentit un doux soulagement à l'idée que ses paroles avaient calmé son compagnon, mais retournant à son petit monde domestique, elle se remit à réfléchir à sa déplaisante situation personnelle considérant les désolantes épreuves que la destinée lui réservait au cours de sa vie. En vain, elle s'isolait dans le sanctuaire de son foyer à intervalles réguliers lors de ses activités intenses, implorant la protection des divinités qui avaient présidé à son mariage. Malgré la ferveur avec laquelle elle le faisait, les dieux d'ivoire lui semblaient froids, implacables, et prise dans le tourbillon des joies domestiques, son sourire occultait beaucoup de larmes silencieuses qui ne débordaient pas de ses yeux mais lui brûlaient le cœur.
Entre les cris de joie générale, surgirent les fêtes d'Hadrien et, avec elles, l'heureuse date du mariage de la fille d'Helvidius Lucius.
Les cérémonies de noces furent l'un des événements les plus marquants pour la société de l'époque où apparut ce que Rome possédait de plus distinct dans les rangs de l'aristocratie.
Fabius Corneille, désireux de célébrer le bonheur de sa petite-fille préférée, sut inventer les plus beaux jeux d'illumination dans le parc de la résidence de ses enfants.