Dans l'intimité de son foyer, Alba Lucinie a prié, suppliant aux dieux de lui donner la force de supporter ses épreuves et toute leur protection. Le voyage de son mari ne tarderait pas et elle ne jugeait pas opportun que de telles révélations concernant ses contrariétés intimes fussent faites à Helvidius. Résignée, elle resterait à Rome, croyant plus tard pouvoir voir fleurir ses espoirs de paix et de bonheur au sein de son foyer. Il était nécessaire de conserver l'harmonie et le courage moral de son compagnon, de manière à ce que son cœur puisse supporter toutes les difficultés et vaincre bravement les situations les plus laborieuses. Cachant ses larmes, la pauvre femme a organisé tous les préparatifs de voyage avec la plus grande affection. Helvidius partirait avec son amour et avec sa confiance et cela devait suffire à son cœur sensible et généreux.
Néanmoins, le dernier jour des festivités était arrivé et les protocoles de la cour obligeaient Alba Lucinie à accompagner son mari aux dernières exhibitions du cirque où Nestor et son fils devaient être sacrifiés.
La perspective d'un tel spectacle lui gelait le sang, prévoyant l'horreur des scènes brutales de l'amphithéâtre, organisées par des esprits insensibles.
Elle s'est souvenue que la veille, elle avait accompagné Helvidia et Caius Fabrice à l'Aventin pour qu'ils fassent leurs adieux au grand-père et à Célia, et elle avait remarqué que sa pauvre fille était profondément défigurée par les douleurs de son grand et malheureux amour. Son cœur de mère ressentait, encore, la chaleur de l'étreinte affectueuse de sa fille qui lui dit à l'oreille d'une voix presque imperceptible : Au dernier spectacle, Cirus mourra. Elle revoyait ses yeux larmoyants en lui donnant résignée une telle nouvelle, se souvenant en même temps de la générosité avec laquelle Célia avait accueilli le bonheur de sa sœur qui, souriante et heureuse, partait pour les délices de Capoue avec ses vœux fraternels de félicité et de paix.
Alba Lucinie réfléchit longuement aux pénibles soucis qui la tourmentaient, mesurant tout le temps le besoin de les garder secrets sous le voile des joies déguisées et factices, s'attardant tristement sur les raisons de la souffrance et sur les contrastes de la chance.
Mais elle devait à tout prix changer ses dispositions mentales.
En effet, quelques heures plus tard Helvidius lui rappelait leurs obligations protocolaires et ce n'est pas sans émotions qu'elle a revêtu sa tunique de gala, se livrant aux esclaves pour la singulière mise en forme de sa coiffure en vogue.
Dans l'après-midi, observant à la lettre la tradition des cortèges, les joies populaires débordaient dans le cirque entre les perfidies et les éclats de rire.
La caravane de César était déjà arrivée sous une pluie d'applaudissements assourdissants.
Sur un podium doré, Aelius Hadrien était entouré des patriciens les plus célèbres parmi lesquels les personnages de l'aristocratie de ce récit. Autour de la tribune d'honneur, il y avait les vestales formant un magnifique tableau et une suite de rangées hiérarchiques des plus hauts représentants de la cour.
Des sénateurs en manteaux de pourpre, des chefs militaires avec leurs armures argentées et brillantes, des dignitaires impériaux, se confondaient en rangs symétriquement bien ordonnés sur un véritable océan de têtes humaines - la plèbe qui donnait libre cours à sa joie.
Dans la tribune impériale, les libations se succédaient quand le souverain s'est adressé à Lolius Urbicus en ces termes :
J'ai décrété le supplice et l'exécution des conspirateurs pour cet après-midi, souhaitant ainsi manifester mes égards face aux beaux services rendus par la préfecture des prétoriens qui illustre les hauts faits de l'Empire.
D'ailleurs, Divin - réagit le préfet avec un sourire -, ce grand effort réalisé nous le devons à Fabius Corneille dont le dévouement extrême aux services de l'État est de plus en plus marquant au niveau administratif.
Le vieux censeur fit un signe pour remercier la référence directe faite à son nom, pendant qu'Hadrien ajoutait :
J'ai pris soin d'exclure du jugement tous les éléments d'origine romaine qui figuraient parmi les agitateurs livrés à la justice. J'ai fait ordonner d'en libérer la majorité lors des premières procédures, exilant définitivement vers les provinces les treize éléments les plus fanatiques, ne restant que les vingt deux étrangers qui sont des Juifs, des Éphésiens et des Colossiens.
Divin, vos décisions sont toujours justes -s'exclama le censeur Fabius Corneille, soucieux de dévier ce sujet de conversation et de ne pas se souvenir du cas de Nestor qui, appuyé par son gendre, avait travaillé aux services des parchemins de la préfecture.
Profitant de la pause qui se fit, le fier patricien a souligné :
Mais, la grandeur du spectacle d'aujourd'hui est vraiment digne de César !
Il n'avait pas encore fini sa phrase que le regard de tous les spectateurs se tourna vers le centre de l'arène où, après les gesticulations exotiques des danseurs, allaient commencer les chasses fabuleuses. De jeunes athlètes se mirent à combattre avec des tigres féroces, puis arrivèrent
des éléphants et des antilopes, des chiens sauvages et des aurochs aux cornes pointues.
De temps en temps, un chasseur tombait ensanglanté sous des applaudissements délirants alors que se suivaient les nombreux numéros de l'après-midi au son d'hymnes qui exacerbaient l'instinct sanguinaire du peuple.
Parfois de sinistres cris explosaient de la foule en fureur : « chrétiens aux fauves », « mort aux conspirateurs ».
En fin d'après-midi, quand les derniers rayons du soleil tombaient sur les collines du Celio et de l'Aventin où se tenait le fameux cirque, les vingt deux condamnés furent conduits au centre de l'arène. De sinistres poteaux étaient dressés là, les prisonniers y furent attachés avec de grosses cordes retenues par des entraves en bronze.
Nestor et Cirus étaient mêlés au petit groupe d'êtres défigurés par les dures punitions corporelles. Tous deux étaient squelettiques et presque méconnaissables. Seuls Helvidius et sa femme, extrêmement touchés en raison du supplice infamant, remarquèrent la présence de leurs anciens libérés parmi les martyrs et firent leur possible pour cacher le malaise que la scène cruelle leur causait.
À l'exception des sept femmes qui portaient une tunique, les condamnés étaient presque nus, vêtus d'un simple pagne qui leur couvrait la taille jusqu'aux reins. Chacun fut placé à un poteau différent, pendant que trente athlètes noirs de Numidie et de Mauritanie comparaissaient dans l'arène au son des harpes qui se mariait étrangement aux cris de la plèbe.
Vu le caractère exemplaire et tolérant d'Hadrien qui faisait toujours son possible pour éviter les accrochages religieux, il y avait longtemps que Rome n'assistait pas à de telles scènes, à un spectacle aussi sinistre.
Tandis que les géants africains préparaient les arcs ajustant des flèches empoisonnées, les martyrs du christianisme commencèrent à entonner un doux cantique. Personne n'aurait pu définir ces notes saturées d'angoisse et d'espoir.
En vain, les autorités de l'amphithéâtre ordonnèrent d'intensifier le bruit des timbales et les sons aigus des flûtes et des luths afin d'étouffer les voix intraduisibles de l'hymne chrétien. L'harmonie de ces vers résignés et tristes était toujours plus fort, dépassant tous les bruits dans sa majestueuse mélancolie.
Nestor et Cirus chantaient aussi, dirigeant leurs yeux vers le ciel où le soleil dorait les derniers nuages crépusculaires.
Les premières flèches furent lancées à la poitrine des martyrs avec un singulier savoir- faire, ouvrant des rosés de sang qui se transformèrent immédiatement en épais filets de souffrance et de mort, mais le cantique continuait comme un arpège angoissé à se répandre sur la terre sombre et douloureuse... À cette mélodie se mêlaient, indistinctement, la nostalgie et l'espoir, les joies du ciel et les désillusions du monde, comme si cette poignée d'abandonnés était un troupeau d'alouettes poignardées, s'abreuvant à l'atmosphère de la terre en route vers le paradis :