Oui, mon enfant - a répondu Cneius Lucius angoissé, après s'être levé pour contempler le bleu serein -, ce doit être les âmes des martyrs qui remontaient à la Jérusalem céleste !...
Un profond silence se fit entre eux deux.
L'anxiété de leur cœur dans la grandeur mélancolique du moment, parlait plus fort que tous les mots.
Toutefois Célia a interrompu ce calme divin en demandant :
Grand-père, avez-vous déjà lu le Sermon de la Montagne où Jésus bénit tous ceux qui souffrent ?!...
-Oui.. - a répondu le vieil homme attristé.
Certainement - poursuivit la jeune fille avec son innocence affectueuse et délicate - que Jésus a préféré que je reste au monde sans l'amour de Cirus, à souffrir le sacrifice de la séparation et de la nostalgie, afin de me sauver un jour au ciel où se retrouvent tous les bienheureux !...
Cneius Lucius a profondément senti toute la douce résignation de ces paroles. Il aurait voulu répondre, l'exhorter à poursuivre dans la sublime persévérance de ce sacrifice, mais son vieux cœur s'étouffait. Il a alors attiré sa petite-fille à lui et embrassa son front tendrement. Ses cheveux blêmes se mêlaient à la chevelure épaisse de la jeune fille, comme si sa vénérable vieillesse était une nuit étoilée baisant l'aube.
Au loin, on entendait encore les derniers cris de la foule, mais le firmament de Rome s'est couvert d'une beauté sublime et mystérieuse. L'immense tranquillité du crépuscule semblait se peupler des appels sacrés de l'infini.
Alors, tous deux priant silencieusement ont regardé le Tibre et le ciel, puis se sont mis à pleurer...
DEUXIEME PARTIE I
LA MORT DE CNEIUS Lucius
Il y avait deux mois que l'Empereur et ses courtisans favoris avaient quitté Rome.
En cette fin de printemps de l'année 133, la vie de nos personnages, dans la capitale de l'Empire, se passait dans une apparente sérénité.
Au quotidien, Alba Lucinie concentrait toute son attention sur sa fille et sur ses parents bien que se sentant très abattue, vu les intenses préoccupations morales causées non seulement par l'absence de son mari, mais aussi par l'attitude de Lolius Urbicus qui, ayant le champ libre, abusait de l'autorité dont il disposait en l'absence de César, redoublant ses avances avec plus de témérité et de véhémence.
La noble femme faisait tout pour dissimuler une situation aussi amère et, néanmoins, le conquérant continuait, implacable, dans ses intentions frénétiques, supportant mal l'ajournement indéfini de ses espoirs inavouables.
Auparavant, Tullia Cevina était presque une sceur pour la femme d'Helvidius, son amitié affectueuse et attentive savait la réconforter dans les moments d'épreuves les plus difficiles ; mais, avant le départ en voyage de César, le tribun Maxima Cunctator fut chargé d'exécuter une mission politique dans la lointaine Ibérie, emmenant son épouse avec lui.
Alba Lucinie se retrouvait presque seule avec son désespoir moral car elle ne pouvait révéler à ses vieux parents, si tendres, les chagrins secrets de son cœur tourmenté.
Très souvent, elle se laissait aller pendant des heures à parler avec sa fille dont la simplicité d'esprit et la ferveur en sa croyance l'enchantaient, mais, malgré tous ses efforts, elle n'arrivait pas à dominer sa faiblesse physique qui commençait à inquiéter tout le monde dans la famille.
Un événement vint perturber encore davantage l'existence apparemment tranquille de nos amis dans la capitale de l'Empire. Cneius Lucius tomba gravement malade du cœur, ce qui pour les médecins, d'une manière générale, était une chose naturelle, vu son grand âge.
En vain des élixirs et des stimulants, des tisanes et des panacées furent utilisés, mais le vénérable patricien se montrait chaque jour plus faible. Toutefois, Cneius désirait vivre encore un peu jusqu'au retour de son fils, afin de le serrer dans ses bras avant de mourir. Dans ses élans d'affection paternelle, il voulait lui recommander d'apporter son soutien à ses deux sœurs Publicia et Marcia et exprimer à Helvidius ses dernières volontés. Mais sa connaissance expérimentée des obligations politiques le forçait à renoncer à de telles circonstances. Aelius Hadrien, conformément à ses habitudes, ne reviendrait pas avant un an, dans la meilleure des hypothèses. Et une voix intérieure lui disait que d'ici là son corps épuisé devrait être livré, réduit en cendres, à la paix du sarcophage. Un peu triste, malgré la force de sa foi, le vénérable ancien nourrissait secrètement des méditations graves et profondes, concernant la mort.
Seule Célia lors de ses visites réussissait à l'arracher pendant quelques heures à ses pénibles réflexions.
Avec un sourire de sincère satisfaction, il étreignait sa petite-fille, se dirigeaient tous deux à la fenêtre qui donnait sur le Tibre, et quand la jeune fille lui parlait de la joie qu'elle avait à prier dans un endroit aussi beau, Cneius Lucius avait l'habitude de lui dire :
Mon enfant, autrefois je ressentais le besoin du sanctuaire domestique avec toutes ses expressions extérieures... Je ne pouvais dispenser les images des dieux, ni renoncer au don des plus riches sacrifices ; aujourd'hui néanmoins, je dispense tous les symboles religieux pour mieux sonder mon propre cœur, me rappelant de l'enseignement de Jésus à la Samaritaine, au pied du Garizim qui dit qu'un jour viendra où le Père Tout-puissant sera adoré, non pas dans les sanctuaires de pierre, mais à l'autel de notre propre esprit... Et l'homme, ma fille, pour rencontrer Dieu au fond de sa conscience, ne trouvera jamais de meilleur temple que celui de la nature, sa mère et maîtresse...
Telles étaient les idées qu'il échangeait lors de ses entretiens avec sa petite-fille.
Elle, à son tour, transformait ses espoirs brisés en aspirations célestes et sa souffrance en consolation pour le cœur du vieillard idolâtré. Son esprit fervent doté de la sublime intuition de sa foi, qui augmentait sa capacité de compréhension, devinait que son adoré grand-père ne tarderait pas à prendre lui aussi le chemin de la tombe. Elle déplorait déjà l'absence de cette âme affectueuse et amicale, convertie en un refuge pour sa pensée désappointée, mais en même temps, elle suppliait le Seigneur de lui donner du courage et des forces.
Un jour de grand abattement physique, Cneius Lucius vit que Marcia ouvrait la porte de sa chambre tout doucement avec un sourire de surprise. L'aînée de ses filles venait lui annoncer l'arrivée de quelqu'un de très cher à son généreux esprit. C'était Silain, son fils adoptif, qui revenait de Gaules. Le patricien lui a demandé d'entrer avec une joie chaleureuse et sincère. Il s'est levé tremblant pour étreindre le jeune homme qui, dans la jeunesse de ses vingt deux ans, l'a aussi embrassé, pleurant presque de joie.
Silain, mon fils, tu as bien fait de venir ! -s'exclama-t-il calmement. Mais dis-moi ! Tu viens à Rome par ordre de tes chefs ?
Le jeune homme lui dit que non, qu'il avait demandé un congé pour revoir son père adoptif qui lui manquait beaucoup, ajoutant son intention de rester dans la capitale de l'Empire, si toutefois cela était accepté, car il expliqua que son commandant en Gaules, Jules Saul était un homme brut et cruel qui le soumettait sans cesse à de mauvais traitements prétextant respecter la discipline. Il supplia son père de le protéger auprès des autorités en empêchant son retour.
Cneius Lucius l'écouta avec intérêt et répliqua :
Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour satisfaire tes justes désirs.
Ensuite, il a beaucoup réfléchi alors que son fils adoptif remarquait son grand abattement physique.
Sortant, néanmoins, de ses pensées austères, Cneius Lucius a ajouté :
Silain, tu n'es pas sans connaître le passé et, un jour déjà, je t'ai parlé des circonstances qui t'ont uni à mon cœur paternel.
Oui - a répondu le jeune homme sur un ton résigné
-, je connais l'histoire de ma naissance, mais les dieux ont bien voulu accorder au misérable abandonné que je suis, un père affectueux et dévoué comme vous et je ne maudis pas ma destinée.