Claudia Sabine l'a reçue impatiente, la fit entrer dans un cabinet plus discret et lui parla en ces termes :
Heureusement que tu es venue plus tôt ! Je dois prendre plusieurs mesures.
J'attends vos ordres - a répondu la créature avec une feinte humilité.
Hatéria - reprit Sabine d'une voix presque imperceptible -, je vis des heures décisives pour ma destinée. J'ai confiance en toi comme en ma propre mère.
Et lui livrant une lourde bourse, avec le prix de sa trahison, elle ajouta :
Ici tu as la rançon à ton dévouement pour mon bonheur. Ce sont des économies avec lesquelles tu pourras acquérir un site loin de Rome comme tu le désires.
Hatéria, cupide, recevait la petite fortune, laissant transparaître une étrange joie dans ses yeux fulgurants.
La femme de Lolius Urbicus, néanmoins, continuait sur un ton discret :
En échange de ma générosité, j'exige cependant un secret tombal, tu as entendu ?
Je vous suis très reconnaissante de cette exigence, croyez le bien lui dit sa complice.
J'ai confiance en ta parole.
Et après une pause, les yeux perdus dans le vide comme si elle prévoyait ses faits horribles, elle a souligné :
Tu connais la colonne lactaire au marché aux légumes ? 5
5 La colonne lactaire au marché aux légumes ou au forum Olitorium, était le lieu où étaient exposés quotidiennement les nouveau-nés abandonnés.
Oui, ce n'est pas loin du portique d'Octavie. Il y a plusieurs années, je me suis promenée par là pour observer les enfants abandonnés.
Dans ce cas, ce ne sera pas difficile de t'expliquer mes intentions.
Elle se mit à parler avec la vieille servante à voix très basse, lui exposant ses projets pendant qu'Hatéria l'écoutait très admirative mais acquiesçait à toutes ses suggestions.
Claudia Sabine semblait hallucinée. Le regard abstrait, son expression physionomique avait quelque chose de sinistre. Comme concentrée sur l'unique objectif d'accomplir ses plans, elle s'adressait à la vieille employée machinalement :
Hatéria - dit-elle, je te remets ce minuscule flacon -, cette potion détend et apporte un sommeil prolongé... En l'administrant, il faut qu'Alba Lucinie se repose tranquillement...
Lui confiant un autre flacon, plus gaillarde elle a ajouté :
- Prends aussi celui-là ! Tu en auras besoin.
Et, pendant que la servante rangeait les éléments du crime, elle souligna :
Que les dieux de ma vengeance nous protègent... Enfin, l'instant de la revanche est
arrivé...
Oui, Hatéria, demain Helvidius Lucius saura à toutes fins utiles, que sa femme lui a été infidèle en lui présentant le fruit de son crime... Je te laisse le choix de l'enfant... Je peux absolument compter sur toi ?
Par ma foi en la puissance de Jupiter, vous pouvez avoir confiance en moi, Madame. J'irai à la colonne lactaire, après minuit, et je prendrai un enfant avec moi. Des nouveau-nés sont abandonnés là par dizaines quotidiennement...
Une fois la sinistre intrigue organisée, la nuit avait déjà déposé sur Rome son manteau d'ombres épaisses.
Et pendant qu'Hatéria retournait chez ses maîtres, Claudia Sabine renonçait aux fêtes nocturnes de l'Empereur et prenait précipitamment la direction de la porte d'Ostie.
Retrouvant là-bas le fils de Cneius Lucius, elle lui demanda de lui faire la faveur d'échanger quelques mots en privé, ce qu'il a immédiatement accepté.
Helvidius - lui dit la perverse créature avec sa facilité de dissimulation -, je suis ici pour te prévenir en toute discrétion que de graves incidents, que j'avais d'ailleurs déjà prévus alors que nous étions encore en Grèce, ont eu lieu.
Mais de quoi s'agit-il ? - a interrogé le patricien avec anxiété.
Tu dois être prêt à m'entendre car je crois que le préfet des prétoriens, avec toute la brutalité de ses sentiments, en est arrivé à souiller l'honneur de ton foyer.
Impossible ! - s'exclama le tribun avec véhémence.
Néanmoins, tu dois entendre Alba Lucinie immédiatement et vérifier jusqu'où Lolius Urbicus a réussi à s'introduire dans ton foyer.
Je ne peux douter de ma femme une seule seconde a-t-il répondu avec sincérité.
Veux-tu ou ne veux-tu pas m'entendre jusqu'au bout et connaître les détails des faits encourus ? - a demandé Sabine irritée.
Je t'écouterai avec plaisir, dès lors que le sujet ne se rapporte pas à ma famille et à l'honneur de ma maison.
Il est possible que tu changes d'avis demain.
Et, saluant brusquement l'homme de toutes ses passions qui savait défendre les traditions du foyer et de la famille, l'ancienne plébéienne est retournée au Capitole, plus que jamais intéressée par le dénouement de ses funestes desseins. Le génie du mal qui parlait à son cœur préparait pour cette nuit-là les événements les plus terribles.
Jusqu'à l'aube, Sabine était restée dans le cabinet de Lolius Urbicus à examiner des documents et des parchemins, alors qu'Hatéria avait pris le chemin du marché aux légumes.
La société romaine s'était déjà habituée à voir près de la colonne lactaire les misérables enfants abandonnés. Le triste souvenir de cet endroit où tant de mères dévouées recueillaient de pauvres enfants délaissés, était un peu les débuts des célèbres « roues des enfants trouvés», dans les établissements de charité chrétienne qui fleuriront plus tard de par le monde.
À la clarté funeste de la lune, avant l'aube, la vieille servante a constaté la présence de trois pauvres petits. L'un d'eux, néanmoins, attira son attention par ses doux gémissements de nouveau-né. C'était un enfant aux traits délicats et nobles, que la complice de Claudia put examiner minutieusement à la lumière d'une torche. L'abandonné portait des vêtements très pauvres et semblait être né depuis peu. Hatéria le prit dans ses bras, presque charmée, tout en se disant : cet enfant doit être le digne rejeton de patriciens romains !... Quelle triste romance peut bien se cacher sous ces habits déchirés et ordinaires...
Elle l'emporta avec elle et discrètement pénétra chez ses maîtres.
Le jour se levait...
Cette nuit-là, la criminelle avait ajouté le narcotique aux remèdes de sa maitresse.
Elle est entrée dans la chambre où l'épouse d'Helvidius se reposait et tranquillement a déposé l'enfant à ses côtés, l'enveloppant dans la chaleur tiède des couvertures. Ensuite, elle a préparé toute la mise en scène nécessaire, sans que la pauvre victime de la potion, qu'elle avait plongée dans un long et lourd sommeil, puisse percevoir ce qui se passait.