Je garderai ce billet comme preuve de son déséquilibre mental dans ses derniers instants car il n'y a que comme cela que peut se justifier une telle demande. Et maintenant, Madame - a-t-il dit énigmatiquement à Claudia qui l'écoutait avec attention -, vous devez nous excuser de devoir nous retirer car chacun a ses disgrâces...
Le vieux patricien lui a tendu sa main en guise d'adieu mais sentant sa curiosité aiguisée par cette expression, l'ancienne plébéienne a demandé avec intérêt, comme pour provoquer quelque clarification de la part d'HeMdius Lucius qui était renfermé dans un mutisme énigmatique.
Disgrâces ? Mais que désirez-vous dire par là ? Vous prétendez m'abandonner dans cette situation ? Pourquoi quittez-vous ainsi cette maison quand le cadavre d'un ami et d'un chef exige le témoignage de la vénération et de l'amitié ? Par malheur est-il arrivé quelque chose de grave à Alba Lucinie ?...
De toute évidence, cette dernière question avait un mystérieux sens. Elle attendait qu'Helvidius lui parle de sa tragédie domestique, de ses profonds chagrins conjugaux, de l'infidélité de sa femme, comme elle avait prévu que cela se déroulerait dans ses plans. Son cœur bâtard s'attendait à ce que l'homme aimé, à cet instant, lui manifeste toutes les attentions aimantes si ardemment désirées pendant ces derniers mois où ses sentiments mesquins avaient aussi caressé de grands espoirs. Cependant, le tribun restait impassible comme s'il avait les lèvres pétrifiées.
Fabius Corneille, néanmoins, sans trahir sa fibre orgueilleuse, éclaira Sabine en ces termes :
Ma fille va bien, grâce aux dieux, mais nous venons aussi d'être blessés au plus profond de notre cœur ! Un émissaire de Campanie nous a apporté ce matin, la pénible nouvelle de la mort subite de ma petite-fille célibataire qui se trouvait auprès de sa sœur, en cure de repos. C'est la raison qui nous empêche de prêter au préfet les derniers hommages puisque nous venions justement lui communiquer notre départ immédiat pour Capoue afin de réaliser le transport des cendres!...
Une fois que cela fut dit, les deux hommes se sont sèchement retirés, sortant d'un pas ferme au bruit des amis et des serviteurs empressés qui manifestaient bien évidemment à Lolius Urbicus les dernières adulations.
Devant cette scène énigmatique, Sabine laissait aller ses pensées à des suppositions. Hatéria aurait-elle oublié d'accomplir aveuglement ses ordres ? Qu'était-il arrivé à sa rivale dont les nouvelles la laissaient perplexe, alors qu'elle avait tout prémédité avec tant d'assurance ? Néanmoins, les préjugés sociaux et les obligations de cette heure extrême que sa propre méchanceté avait provoquées, ne lui permettaient pas de courir comme une folle à la poursuite de sa complice, où qu'elle soit, pour assouvir sa curiosité.
Et alors que son esprit se perdait dans des divagations agitées, Fabius Corneille et son beau-fils s'adressaient à l'Empereur, obtenant la licence nécessaire pour les besoins du voyage en Campanie, qui leur céda immédiatement une confortable galère qui les recevrait à Ostie, afin d'écourter le plus possible leur voyage.
L'après-midi même, le bateau quittait le port mentionné, conduisant toute la famille vers sa destination, sans oublier qu'Helvidius Lucius ne manqua pas d'emporter Hatéria et quelques autres serviteurs de son entière confiance.
Alors que la noblesse romaine rendait hommage au préfet des prétoriens et que la galère d'Helvidius s'éloignait conduisant en son sein quatre cœurs angoissés, suivons la jeune chrétienne dans ses premières heures d'amertume et de sacrifice.
Sortant de la maison paternelle, Célia avait traversé des rues et des places, craignant de rencontrer quelqu'un qui la reconnaisse sur son triste chemin...
Elle tenait le bébé contre son cœur, comme s'il était son propre fils, telle était la tendresse que sa petite figure lui inspirait.
Après avoir longuement erré, prisonnière d'angoissantes réflexions, elle sentit que le soleil brillait haut dans le ciel et qu'elle devait trouver à manger pour le petit. Elle avait traversé les quartiers riches et se trouvait maintenant près du pont Fabricius (6), très fatiguée, exténuée. Au-delà du Tibre, apparaissaient les modestes constructions des juifs et des pauvres libérés ; il y avait là, la célèbre île du Tibre où autrefois s'élevaient les temples de Jupiter Lycaonius et d'Esculape... À ses côtés passaient les enfants de la plèbe, anxieux et pressés. De temps en temps, apparaissaient des soldats de la marine, de la flotte de Ravenne, cantonnés à Trastevere, qui lui jetaient des regards libidineux. Éreintée, elle se dirigea vers une maison de juifs, où une femme du peuple lui donna de quoi manger, pourvoyant à tous les besoins du petit. Réconfortée, elle emporta une petite provision de lait de jument. La fille d'Helvidius a continué son dur pèlerinage sur la voie publique comme si elle attendait une heureuse inspiration à sa farouche destinée.
(6) Le pont Fabricius fut ensuite nommé Ponto di Quatri Capi, en raison d'une statue de Janus Quadrifons, postée à l'entrée de la place. Elle fut construite en pierre, après la conjuration de Catilina. — Note d'Emmanuel.
Dans l'après-midi, cependant, elle se retrouva au même endroit, là où elle avait été aidée par les plus humbles.
Triste et seule, elle s'est reposée à un angle du pont Fabricius, regardant tantôt les passants vêtus pauvrement, tantôt les eaux du Tibre, le cœur plongé dans de pénibles conflits.
Peu à peu, le soleil s'est lentement caché, dorant au loin les derniers nuages à l'horizon.
Un vent froid glacial commençait à souffler dans toutes les directions. Dévisageant les ouvriers pauvres qui rentraient aux foyers, la jeune chrétienne serra plus fortement contre sa poitrine la misérable créature. Se sentant découragée, elle se mit à prier et s'est rappelé que Jésus aussi avait marché de par le monde, à l'abandon, ressentant une douce consolation à cette réminiscence évangélique. Néanmoins, une poignante nostalgie de son foyer blessait son cœur sensible et aimant. Après leurs éreintantes besognes du jour, des femmes du peuple retournaient chez elle avec une auréole de joie tranquille qui transparaissait sur leur visage, tandis qu'elle, fille de patriciens, se sentait contrariée face aux incertitudes de son sort et se trouvait exposée au froid cinglant du crépuscule...
Retenant toujours le petit, comme si elle voulait le protéger de l'air glacial de l'après- midi, malgré sa foi et sa résignation, elle ne put contenir ses larmes, réfléchissant amèrement sur son triste sort !...