Mais, de quoi m'accusez-vous ?
Et tu le demandes ? - rétorqua Ménénius Tullius, le visage congestionné. - Ma malheureuse fille m'a révélé ta vile action, n'hésitant pas à salir mon foyer honnête de la boue de ta concupiscence. Tu te trompes si tu penses que ma maison va accueillir le fruit criminel de tes passions déséquilibrées, parce que ce misérable enfant restera dans cette maison, afin que le père infâme décide de son destin.
Après avoir prononcé ces paroles additionnées de grossièretés à l'adresse du supposé conquérant de sa fille, l'aubergiste s'est retiré au grand étonnement de Célia et d'Épiphane, laissant le pauvre petit là, complètement abandonné.
D'un seul coup, la jeune fille a compris que le monde spirituel exigeait un nouveau témoignage de sa foi et alors qu'elle marchait, presque calmement, pour prendre l'innocent dans ses bras, le supérieur de la communauté l'avertit pris de colère :
Frère Marin, cette maison de Dieu ne peut tolérer plus longtemps ta scandaleuse présence. Explique-toi ! Confesse tes fautes afin que mon autorité puisse traiter des mesures opportunes et nécessaires à prendre !...
Le temps d'un instant, affligée Célia s'est mise à réfléchir et démontrant la même foi intangible et cristalline qui avait guidé tous les laborieux sacrifices de sa destinée, elle lui dit avec humilité :
Père Épiphane, celui qui commet un acte de cette nature est indigne de porter l'habit qui doit nous rapprocher de l'Agneau de Dieu ! Je suis donc prêt à accepter avec résignation les peines que votre autorité m'imposera...
Très bien - a répliqué le supérieur avec sa fière sévérité -, tu dois immédiatement quitter le monastère emportant avec toi ce misérable enfant !...
À cet instant, néanmoins, presque tous les religieux s'étaient approchés et observaient la scène avec intérêt. Ils n'arrivaient pas à croire en la culpabilité du frère Marin, qui se trouvait là en toute humilité, démontrant la sérénité la plus consolatrice à la lumière de ses yeux calmes et humides.
Et sentant que tous ses compagnons compatissaient de sa situation, la fille d'Helvidius, avec une inflexion de voix inoubliable, s'est agenouillée devant Épiphane et a demandé :
Mon père, ne m'expulsez pas de cette communauté pour toujours !... Je ne connais pas les régions qui nous entourent ! Je suis ignorant et je suis malade ! Ne m'abandonnez pas, rappelez-vous de la parole du Divin Maître qui affirmait être le secours à tous les malades et à tous les désemparés de ce monde ! Si mon âme est indigne de rester dans cette retraite de Jésus, donnez-moi l'autorisation d'habiter la cabane abandonnée au fond du jardin. Je vous promets de travailler, du matin au soir, à soigner la terre afin d'oublier mes erreurs...
Père Épiphane, si vous ne m'accordez pas cette grâce, accordez-la à ce petit abandonné pour qui je vivrai avec toutes les forces de mon cœur!...
Elle pleurait copieusement en faisant cette pénible prière. Au fond, le fier Aufide Priscus, qui désirait appliquer l'Évangile à sa manière, voulut récuser cette demande mais d'un regard, il remarqua que tous les compagnons de la communauté étaient émus et apitoyés.
- Je ne déciderai pas de moi-même - a-t-il clamé exaspéré -, tous les membres du monastère devront considérer ta sollicitation comme étrange et impropre.
Néanmoins, une fois que les compagnons, à qui la jeune fille calomniée levait des yeux suppliants, furent consultés, il y eut un mouvement général favorable envers la fille d'Helvidius. Épiphane n'avait pas réussi à obtenir le refus souhaité et adressant à ses bienfaiteurs un affectueux regard de remerciements, le frère Marin a quitté l'enceinte portant courageusement le petit dans ses bras et se dirigeant vers la hutte abandonnée, au bout de l'immense jardin du monastère.
Cette fois, Célia ne se livrerait pas à un nouveau pèlerinage sur de rudes chemins, et seul Dieu pouvait témoigner de ses incommensurables sacrifices. Avec des difficultés inédites, elle a cherché à s'adapter avec le petit à sa nouvelle vie, au prix des plus épuisants travaux dans la pénible solitude de ses angoisses alors que quelques frères du monastère lui tendaient des mains compatissantes.
Avec le souvenir de Cirus en mémoire, elle entourait le petit de tous les soins, attendant que Jésus lui accorde des forces pour l'accomplissement intégral de ses épreuves.
Pendant la journée, elle travaillait avec acharnement aux cultures potagères, profitant des crépuscules pour ses méditations et ses études qui semblaient peuplées d'êtres et de voix aimantes venant de l'invisible.
Un beau jour, une pauvre femme du peuple passait par le site, à pied, avec un petit qui agonisait presque, elle cherchait la route d'Alexandrie en quête de secours. C'était l'après- midi. Frappant à la modeste porte du frère Marin, il sut ranimer son âme abattue et l'invita aux précieuses méditations de l'Évangile. L'humble créature lui demanda avec insistance d'apposer ses mains sur le petit malade, comme le faisaient les apôtres de Jésus, telle fut l'ambiance de confiance et d'amour qu'elle avait su créer par ses paroles. Se livrant à cet acte de foi pour la première fois, Célia eut le bonheur d'observer que le petit agonisant, un sourire sur les lèvres, reprenait courage et retrouvait la santé. Alors, la femme du peuple se prosterna, rendant grâce au Seigneur et mêlant ses larmes à celles du frère Marin qui lui aussi pleurait d'émotion et de reconnaissance.
Depuis ce jour, jamais plus la petite maison du jardin n'a cessé de recevoir des pauvres et des affligés de toutes les catégories sociales, qui venaient là pour supplier les bénédictions de Jésus à travers cette âme pure et simple, sanctifiée par les plus âpres souffrances.
LE CHEMIN EXPIATOIRE
Pendant que Célia accomplissait sa mission de charité à la lumière de l'Évangile, retournons à Rome où nous allons retrouver nos anciens personnages.
Dix années s'étaient écoulées sur la route infinie du temps, depuis qu'Helvidius Lucius et sa famille avaient vécu les plus singulières vicissitudes de leur destinée.
Bien qu'ayant dissimulé leurs déboires familiaux dans leur milieu social, Fabius Corneille et sa famille vivaient le cœur inquiet et angoissé depuis le jour tragique où la plus jeune fille d'Alba Lucinie s'était absentée pour toujours conformément aux pénibles injonctions de sa malheureuse destinée. Dans l'intimité, on se demandait parfois ce qu'il était advenu de celle qui, à Rome, n'était évoquée que comme la chère défunte de la famille. La femme d'Helvidius ressassait les plus accablantes souffrances morales depuis le matin fatal où elle avait été informée des déboires survenus à sa fille.
Sur son visage, Alba Lucinie ne portait plus la jovialité franche et spontanée des sentiments qu'elle avait toujours laissé transparaître à l'époque des jours heureux et que les traits gracieux de sa première jeunesse semblaient indéfiniment prolonger. Les tourments intimes lui ridaient la figure dans une expression d'angoisse marquée. Ses yeux sombres semblaient hantés par un fantôme empreint de méfiance qui la poursuivait de toute part. Les premiers cheveux blancs, signalant son esprit tourmenté, dessinaient sur son front le cadre morose de sa vertu souffrante et désolée. Jamais elle n'avait pu oublier sa fille idolâtrée qui apparaissait dans son imagination affectueuse, errante et angoissée sous le signe funeste de la malédiction domestique. Bien que se soutenant à la parole amicale et aimante de son mari qui faisait tout pour maintenir sa fibre courageuse et résolue inflexible, moulée dans les principes rigides de la famille romaine, la pauvre femme semblait continuellement souffrir, comme si une maladie mystérieuse la conduisait sournoisement vers les ombres de la tombe. Les fêtes de la cour, les spectacles, les places d'honneur aux théâtres ou les amusements publics, rien n'y faisait.