Bien que faisant son possible pour cacher ses propres peines, Helvidius Lucius cherchait à remonter en vain le moral de sa compagne. En tant que père, il sentait souvent son cœur torturé et angoissé, mais il cherchait à fuir ces sentiments et s'efforçait de se distraire dans le tourbillon de ses activités politiques et lors des fêtes sociales où il comparaissait habituellement, pris par le besoin d'échapper aux méditations solitaires dans lesquelles son cœur paternel maintenait les plus cruels dialogues avec les idées préconçues du monde. Pour cela, il souffrait intensément, entre l'indécision et la nostalgie, l'énergie et le repentir.
De nombreux changements avaient eu lieu à Rome, depuis le douloureux événement qui avait plongé sa famille dans des ombres épaisses.
Après plusieurs années d'injustice et de cruauté depuis qu'il avait transféré la cour à Tibur, Aelius Hadrien était parti pour l'au-delà, laissant l'Empire entre les mains généreuses d'Antonin, dont le gouvernement se caractérisait par l'entente et la paix dans une ambiance de plus grande justice et de tolérance. Le nouvel Empereur, néanmoins, avait conservé Fabius
Corneille comme l'un de ses meilleurs assistants dans son administration libérale et sage. L'ancien censeur était particulièrement, satisfait de cette preuve de confiance impériale et soulignait que dans sa vieillesse déterminée et expérimentée, il se maintenait dans une position de franche progression devant les sénateurs eux-mêmes et les autres hommes d'État, obligés d'entendre ses opinions et ses propositions.
Un homme avait beaucoup grandi dans la confiance de l'ancien censeur, il était devenu pour lui un agent idéal dans l'accomplissement de tous les services. C'était Silain. Satisfait de pouvoir être utile à son ami de longue date, Fabius Corneille avait fait de l'ancien combattant des Gaules un officier intelligent et cultivé, à qui il rendait les plus grands honneurs. En quelque sorte, Silain représentait à ses yeux sa force d'antan, quand la sénilité ne l'avait pas encore touché, obligeant son organisme au minimum d'aventures. Pour le vieux censeur, celui qui avait été recommandé par Cneius Lucius était presque un fils dont la virilité puissante était le prolongement de ses énergies. Dans toutes les entreprises, ils étaient toujours ensembles pour mettre à exécution les ordres particuliers de César, créant entre eux deux une très forte atmosphère d'affinité et de confiance.
En marge de nos personnages, l'un d'entre eux était devenu une profonde énigme. C'était Claudia Sabine. Depuis la mort d'Hadrien, elle était reléguée à l'ostracisme social, se trouvant à nouveau dans l'anonymat de la plèbe d'où elle avait émergé pour monter aux plus hautes sphères de l'Empire. De ses aventures, il lui était resté la fortune qui lui permettait d'habiter où bon lui semblait avec tout le confort possible pour l'époque. Mécontente, néanmoins, de la rétraction générale des amitiés prestigieuses datant de l'époque où elle jouissait d'une grande influence sociale, elle avait acquis une petite demeure aux alentours de Rome, dans un modeste faubourg entre les voies Salarienne et Nomentane où elle s'était mise à vivre livrée à ses lamentables souvenirs.
Les rumeurs ne manquaient pas concernant ses nouvelles activités et certaines de ses plus anciennes relations en arrivaient même à assurer que la veuve de Lolius Urbicus commençait à s'adonner aux pratiques chrétiennes dans les catacombes, oubliant son passé de folies et d'erreurs.
En vérité, Claudia Sabine avait eu des premiers contacts avec la religion du Crucifié, mais elle sentait son cœur trop intoxiqué de haine pour s'identifier avec les postulats d'amour et d'humilité. Dix ans étaient passés et elle n'avait pas réussi à connaître le réel résultat de la tragédie qu'elle avait déchaînée au cours de son existence. Elle avait vécu avec la terrible aspiration de reconquérir l'homme aimé, même si pour cela elle avait dû mettre en œuvre tous les arcanes du crime. Ses plans avaient échoué. Sans l'appui d'antan, quand le prestige de son mari lui permettait de disposer d'une foule d'adulateurs et de serviteurs, elle n'arrivait à rien, pas même à parler à Hatéria qui, soutenue par Helvidius, s'était retirée dans son site de Benevento où elle vivait en compagnie de ses enfants dans la plus grande prudence nécessaire à sa propre sécurité.
Claudia Sabine avait trouvé un certain réconfort à ses remords qui mortifiaient son âme, mais elle n'aurait Jamais pu, à son avis, concilier sa haine et son orgueil inflexible avec l'exemple de ce Jésus crucifié et humble qui prescrivait l'humilité et l'amour comme point d'appui à tous les bonheurs sur terre.
En vain elle avait écouté les prédicateurs chrétiens des assemblées auxquelles elle avait assisté avec son avide curiosité. Les théories de tolérance et la pénitence n'eurent pas d'écho dans son esprit intoxiqué. Et, se sentant si abandonnée au fond, avec les lourds souvenirs de son passé criminel, l'ancienne plébéienne se jugeait telle une feuille emportée au gré des vents tourbillonnants. De temps en temps, néanmoins, l'assaillait la peur de la mort et de l'au-delà inconnu. Elle aurait désiré avoir la foi en quelque chose pour soulager son cœur épuisé par les passions de ce monde, mais si d'un côté il y avait les anciens dieux qui ne contentaient pas son raisonnement, de l'autre il y avait ce Jésus immaculé et saint inaccessible à ses désirs ardents tristes et odieux. Parfois, des larmes amères remplissaient ses yeux sombres et pourtant, elle savait bien que ces larmes n'étaient pas de purification, mais venaient de son désespoir irrémédiable et profond. Portant au fond d'elle-même la lourde barque de ses rêves déchus, au crépuscule de sa vie, Claudia Sabine était comme un naufragé fatigué de se battre contre les vagues d'une mer tourmentée, sans l'espoir d'arriver à bon port au grand désespoir de son orgueil et de sa haine infâmes.
L'année 145 se passait calmement porteuse des mêmes souvenirs amers caractéristiques à chacun de nos amis quand quelqu'un, à la première heure par un jour magnifique de printemps, frappa à la porte d'Helvidius avec une singulière insistance.
C'était Hatéria, qui, dans des conditions singulières de maigreur et de faiblesse, fut conduite à l'intérieur de la maison et reçue par Alba Lucinie avec sympathie et gentillesse.
La vieille servante semblait extrêmement angoissée et perturbée mais elle exposa clairement ses pensées. Elle demanda à son ancienne patronne la présence de son père et de son mari pour clarifier un grave sujet.
La compagne d'Helvidius se dit que la femme désirait s'entretenir en particulier d'un sujet d'ordre matériel relatif à Benevento.
Devant tant d'insistance, elle fit appeler le vieux censeur qui, depuis la mort de Julia, habitait en sa compagnie, et invita également son mari à répondre à la demande d'Hatéria pour qui ils avaient, depuis le drame de Célia, une singulière considération et une estime toute spéciale.
À leur grand étonnement, l'employée demanda à être reçue dans une pièce réservée afin de traiter librement du sujet.
Fabius et Helvidius la jugèrent folle, mais la propriétaire de la maison les invita à l'accompagner afin de satisfaire ce qu'ils pensaient être un simple caprice.
Une fois réunis dans une gracieuse petite pièce près du tablinum, Hatéria a parlé nerveusement, une intense pâleur sur le visage :
Je viens ici vous faire une confession pénible et terrible et je ne sais pas comment je dois exposer mes crimes d'autrefois !... Aujourd'hui, je suis chrétienne et devant Jésus, je dois éclairer ceux qui m'ont dispensé, par le passé, une estime sincère et dévouée...
Alors comme ça - a dit Helvidius, la jugeant sous l'influence d'une perturbation mentale -, tu es chrétienne aujourd'hui ?
Oui, mon Maître - a-t-elle répondu les yeux brillants, énigmatiques, comme prise d'une résolution extrême -, je suis chrétienne par la grâce de l'Agneau de Dieu, qui est venu en ce monde racheter tous les pécheurs... Jusqu'à présent, j'aurais préféré mourir plutôt que de vous révéler mes pénibles secrets. Je prévoyais de descendre dans la tombe avec le terrible silence sur mon passé criminel mais, depuis un an, j'assiste aux sermons d'un homme juste qui des confins de Benevento, annoncent le royaume des cieux avec Jésus-Christ, induisant les pécheurs à la réparation de leurs fautes. Depuis que j'ai entendu la promesse de l'Évangile du Seigneur, je sens mon cœur ingrat plier sous le poids de grands remords. En outre, Jésus enseigne que personne ne pourra aller vers Lui sans porter sa propre croix pour le suivre. Ma croix est mon péché... J'ai hésité à venir, craignant les conséquences de mes révélations, mais j'ai préféré finalement affronter toutes les conséquences de mes crimes car ce n'est qu'ainsi, je présume, que j'aurai la paix de conscience nécessaire au travail de la souffrance qui doit régénérer mon âme. Après ma confession, tuez-moi si vous le voulez !