Et contemplant le ciel comme s'il apercevait les divinités qui président aux destins humains, il désignait sa femme agonisante, répétant d'une voix étouffée et douloureuse :
Dieux du bien, gardez-la en vie !...
Et pourtant, ce fut comme si ses prières mouraient éteintes devant un sphinx. À l'aube, une larme silencieuse coulant sur sa joue, Alba Lucinie se détachait du monde tandis que les clartés rouges du soleil teignaient les premiers nuages du ciel romain, à la caresse de l'aurore qui pointait.
Percevant son dernier soupir, Helvidius Lucius s'est enfoncé dans une indicible tristesse. Dans ses yeux maintenant secs et étranges, transparaissait une expression de révolte contre tous les dieux à son avis insensibles à ses souffrances et à ses appels désespérés. La résidence du tribun s'est alors couverte de crêpe noir, tandis que sa silhouette en détresse restait près de l'urne magnifique qui renfermait les restes de sa compagne, telle une sentinelle pétrifiée de désespoir.
Énergique et impassible, il répondait aux appels affectueux de ses amis avec des monosyllabes amers pendant que Caius, Helvidia et la gentille Marcia faisaient les honneurs de la maison.
Après une semaine d'hommages rendus par la société romaine, l'enterrement de la malheureuse femme qui était tombée tel un oiseau blessé dans son amour maternel profond fut réalisé, pendant que son mari vivait la plus angoissante solitude et se sentait abandonné et blessé pour toujours.
Arrière et silencieuse, Hatéria était restée là, jusqu'à l'instant où les voitures mortuaires avaient accompagné Alba Lucinie à l'ombre de sa tombe.
Impressionnée par les tragédies que sa révélation avait provoquées dans ce foyer autrefois si heureux, elle s'est sentie humiliée au plus profond de son cœur. Si souvent, dans les moments terribles d'agonie de son expatronne, elle avait adressé un regard suppliant au tribun pour voir s'il la pardonnait afin de tranquilliser sa lourde conscience. HeMdius Lucius semblait ne pas la voir, indifférent à sa présence et à sa vie...
Ressentant de sinistres remords, Hatéria abandonna la maison d'Helvidius où elle se sentait comme un ver repoussant, telle était l'effroi de ses pensées dans la pénible nuit qui était tombée sur la maison du tribun après les funérailles.
Il faisait froid. Les ombres nocturnes étaient épaisses, impénétrables comme les angoisses qui lui gelaient le cœur... Rester là, après l'enterrement, n'était plus possible, vu l'âpreté des émotions qui vibraient dans son âme.
La vieille servante est sortie, elle se dirigea vers le Trastevere où elle avait d'anciennes relations. Il est intéressant de noter qu'en chemin, elle avait suivi par les rues étroites le même parcours que celui de la jeune Célia quand elle fut obligée d'abandonner le foyer paternel...
Après avoir beaucoup marché, elle s'est arrêtée pics du pont Fabricius, craignant de continuer. Il était presque minuit et les abords de l'île du Tibre étaient déserts. Elle voulut faire demi-tour, poussée par une force inexplicable, elle pressentait quelque danger imminent, quand deux hommes masqués se sont approchés d'elle comme des masses sombres qui se seraient déplacées rapidement entre les lourdes ombres de la nuit. Elle voulut crier, mais il était trop tard. L'un d'eux s'était brusquement jeté sur elle et la bâillonna fortement.
Lucain - dit tout bas l'inconnu qui lui enveloppait son visage dans une serviette épaisse -, palpe-la vite ! Il est urgent qu'on en finisse !...
Et bien ça alors - dit son compagnon déçu -, il s'agit d'une vieille misérable !
Ne te décourage pas ! - a continué l'autre - quelque chose me dit que c'est une bonne proie. Allez ! Ces vieilles ont l'habitude de transporter leur argent caché dans leurs seins quand elles sont malignes et avares!...
Le bandit qui avait les mains libres les a posées sur le thorax de la vieille servante d'Helvidius Lucius et sentit que son cœur battait très vite. En fait, c'était là qu'Hatéria gardait dans une bourse renforcée, tout le capital de ses économies. En trouvant son petit trésor, les deux malfaiteurs ont esquissé un sourire de satisfaction et, obéissant à un signe de son compagnon, Lucain a frappé fortement la tête de la victime bâillonnée avec une petite canne en fer et s'exclama d'une voix étouffée quand il s'aperçut qu'elle s'était évanouie :
C'est toujours mieux ainsi ! Demain, tu ne pourras pas raconter tes aventures aux voisins pour que les autorités viennent nous déranger.
Ensuite, ils ont traîné la victime sonnée par les durs coups qu'elle avait reçus et l'ont jetée sans miséricorde dans les eaux épaisses du fleuve qui courait calmement. Hatéria vécut ainsi ses derniers instants comme si elle avait expié le vil délit de son passé coupable.
Maintenant que nous avons pris connaissance des dernières épreuves de la vieille complice de Claudia Sabine, revenons accompagner Helvidius Lucius dans sa nuit lourde de souffrances intimes.
Ce n'est que le lendemain de l'enterrement de sa femme que le tribun réussit à se réunir avec ses enfants dans un cabinet privé pour leur faire les bouleversantes révélations qui avaient provoqué les terribles événements destructeurs de son bonheur.
Une fois son impressionnant récit achevé, Caius Fabricius raconta à sa femme et à son beau-père sa rencontre avec Célia, dix ans auparavant quand il se dirigeait vers la Campanie répondant à l'époque à des affaires urgentes. Jamais il n'y avait fait référence par égard au vœu formel formulé de ne se souvenir de la jeune fille que comme étant une chère défunte. Jamais il n'avait oublié l'émouvant tableau de sa belle-sœur abandonnée dans la solitude de la nuit, près de la montagne de Terracine, et combien de fois s'en était-il voulu d'être resté indifférent et sourd à ses appels.
Helvidia et son père l'ont écouté pris de peine et de terreur.
Ce n'est qu'à ce moment là, à l'examen de tous les sacrifices de sa chère fille, réfléchissant à ses tourments moraux pour exempter sa famille des coups de la malchance et de la calomnie, que le fils de Cneius Lucius réussit à éveiller en lui les traces de sa sensibilité pour se raccrocher à la vie. Le récit de son gendre venait confirmer que Célia vivait quelque part.
Il s'est rappelé sa femme et se mit à penser que si Alba Lucinie avait encore été sur terre, elle aurait senti une immense joie de pouvoir étreindre à nouveau sa fille discréditée. Certainement que du ciel, sa chère compagne saurait guider ses pas et bénir ses efforts. Et un jour, quand la providence des dieux le permettrait, l'âme de sa femme guiderait son cœur ulcéré jusqu'à sa fille pour qu'il puisse mourir en lui baisant les mains.
Plongé dans ces angoissantes cogitations avec une grave sérénité pour éclairer ses pas, Helvidius Lucius se mit à pleurer pour soulager sa profonde détresse. Maintenant qu'Helvidia les séchait de son affection, ses larmes étaient comme ces pluies bénéfiques qui lavent le ciel après le fracas de la tempête.
Et comme si un nouvel espoir l'animait, le tribun convertit toutes ses douleurs dans le souhait de retrouver, coûte que coûte, son enfant expulsée du foyer pour soulager sa conscience. Au fond, il désirait mourir pour retrouver sa compagne bien-aimée, mais il voulait aussi lui donner la certitude que Célia était réapparue et qu'à genoux, il avait supplié le pardon de sa fille qu'il n'avait pas su comprendre. Avec cette intention en tête, il prit la direction de Campante avec ses enfants et retourna à Capoue. Après quelques jours de repos, il dispensa la compagnie de tous ses serviteurs afin de se livrer seul aux recherches nécessaires et il partit pour le Latium, bien qu'Helvidia l'ait supplié d'accepter au moins la compagnie de son gendre.