Les petits groupes populaires formés rapidement autour du marché aux poissons et aux légumes se trouvant dans les artères de la ville s'écartaient, alors que le visage d'un patricien romain surgit entre les rideaux de la litière, avec des airs d'ennui tout en observant la foule agitée.
Suivant la litière, un homme dans les quarante cinq ans marchait laissant percevoir dans ses traits un profil Israélite très caractéristique et un orgueil silencieux et réticent. Son humble attitude, cependant, dénonçait sa condition inférieure et bien que ne participant pas à l'effort des porteurs, on pouvait deviner sur son visage contrarié sa douloureuse situation d'esclave.
Au bord du golfe splendide, on respirait l'air parfumé des vents de la mer Egée venant du grand archipel.
L'agitation de la ville avait beaucoup grandi en ces temps inoubliables qui avaient suivi la dernière guerre civile qui avait dévasté la Judée pour toujours. Des milliers de pèlerins l'envahissaient par tous les flancs fuyant les tableaux terrifiants de la Palestine dévastée par les fléaux de la dernière révolution, destructrice des ultimes liens de cohésion entre tribus laborieuses d'Israël, les déterrant de leur patrie.
Les restes des anciennes autorités et des nombreux ploutocrates de Jérusalem, de Césarie, de Bétel et de Tibériade, se côtoyaient faméliques et étaient livrés aux tourments de la captivité après les victoires de Julius Sextus Sévère sur les fanatiques partisans du célèbre Bar-Koziba
Triomphant des mouvements instinctifs de la foule, la litière du tribun s'est arrêtée devant un magnifique édifice dont les styles grec et romain se mariaient harmonieusement.
Dès qu'elle fut garée, elle fut annoncée à l'intérieur où un patricien relativement jeune, dans la quarantaine, l'attendait avec un intérêt évident.
Par Jupiter ! - s'exclama Fabrice en étreignant son ami Helvidius Lucius - je ne pensais pas te trouver si robuste et si élégant à faire envie aux propres dieux !
Voyons, voyons ! - a répliqué l'interpellé dont le sourire laissait paraître la satisfaction que de telles marques d'affection et d'amitié lui causaient - ce sont les miracles de notre temps. D'ailleurs, si quelqu'un mérite de tels éloges, c'est bien toi, à qui Adonis a toujours rendu hommage.
Pendant ce temps, un esclave encore jeune apportait un plateau d'argent où se trouvaient posés des petits vases de parfum et des couronnes ornées de rosés.
Délicatement, Helvidius Lucius se servit tout en remerciant d'un léger signe de tête.
Mais, dis-moi ! - continua son hôte sans dissimuler la satisfaction que lui causait sa visite - j'attends ton arrivée depuis longtemps, de sorte que nous partirons pour Rome le plus rapidement possible. Depuis deux jours la galère est à notre disposition, notre départ ne dépendait plus que de ton arrivée !...
Lui tapotant amicalement l'épaule, il conclut :
Pourquoi as-tu tant tardé ?...
Eh bien, tu sais - lui expliqua Fabrice - résumer les dégâts de la dernière révolution est une tâche plutôt difficile à réaliser en quelques semaines, raison pour laquelle, malgré le retard auquel tu fais allusion, je n'apporte pas au gouvernement impérial un rapport minutieux et complet, mais juste quelques données générales.
Et à propos de la révolution en Judée, quelle est ton impression personnelle des événements ?
Caius Fabrice esquissa un léger sourire, ajoutant avec amabilité :
Avant de donner mon avis, je sais que tu as su profiter de la situation très positivement.
Bon, mon ami - a dit Helvidius comme s'il voulait se justifier -, s'il est vrai que la vente de tout mon élevage de chevaux d'Idumée aux forces en action a consolidé mes finances, assurant l'avenir de ma famille ; cela ne m'empêche pas de penser à la laborieuse situation de ces milliers de créatures qui sont ruinées pour toujours. D'ailleurs, si la chance m'a été favorable sur le plan matériel, je le dois principalement à l'intervention de mon beau-père auprès du préfet Lolius Urbicus.
Le censeur Fabien Corneille a donc ainsi agi aussi décisivement en ta faveur ? - a demandé Fabrice, un peu admiratif.
-Oui.
Très bien - lui dit Caius ne s'en souciant déjà plus -, je n'ai jamais rien compris à l'élevage de chevaux d'Idumée ou de bêtes de Ligurie. D'ailleurs, le succès de tes affaires ne modifie pas notre vieille et cordiale amitié. Par Polux !... tant d'explications en ce sens sont bien inutiles.
Et après avoir absorbé un peu de vin de Falerne respectueusement servi, il a continué, comme s'il analysait ses souvenirs les plus intimes :
La province est dans un état déplorable et à mon avis, les juifs ne trouveront jamais plus en Palestine l'atout réconfortant d'un foyer et d'une patrie. Plus de cent quatre-vingts mille Israéliens sont morts dans divers conflits selon les estimations avérées de la situation. Les bourgs ont presque tous été détruits. Dans la zone de Bétel la misère a atteint des proportions inédites. Des familles entières abandonnées et désarmées ont été lâchement assassinées. Alors que la faim et la désolation mènent à la ruine générale, arrive aussi la peste surgissant de l'exhalation des cadavres non enterrés. Je n'avais jamais pensé revoir la Judée dans de telles conditions...
Mais qui devons-nous blâmer de tout cela ? Le gouvernement d'Hadrien n'a-t-il pas été marqué par sa rectitude et son sens de la justice ? - a demandé Helvidius Lucius avec beaucoup d'intérêt.
Je ne peux l'affirmer avec certitude - a répondu Fabrice avec prudence - ; cependant, je considère pour ma part que le grand coupable a été Tineius Rufus, légat propréteur de la province. Son incapacité politique a été manifeste dans tout le développement des faits. La réédification de Jérusalem lui donnant le nom d'Aelia Capitolina, obéissant ainsi aux caprices de l'Empereur, terrifia les Israéliens tous désireux de conserver les traditions de la ville sainte. Le moment exigeait un homme aux qualités exceptionnelles au devant des affaires de la Judée. Mais, Tineius Rufus n'a fait qu'exacerber l'animosité populaire avec des impositions religieuses de tous genres, contrariant la tradition classique de tolérance de l'Empire dans les territoires conquis.
Helvidius Lucius écoutait son ami avec un singulier intérêt et comme s'il désirait voir s'éloigner quelques souvenirs amers, il murmura :
Fabrice, mon cher, ta description de la Judée me terrifie l'esprit... Les années que nous avons passées en Asie Mineure me ramènent à Rome le cœur plein d'appréhension. Dans toute la Palestine vivent des superstitions totalement contraires à nos traditions les plus respectables et ces croyances étranges envahissent l'ambiance même de nos familles, rendant plus difficile notre tâche d'instituer l'harmonie domestique...
Je sais - lui a répliqué l'ami prévenant -, tu fais certainement allusion au christianisme avec ses innovations et son esprit sectaire. Mais... - ajouta Caius, lui parlant sur un ton de confidence -, serait-ce qu'Alba Lucinie aurait cessé d'être la vestale protectrice de ta maison ? Serait-ce possible ?
Non - répliqua Helvidius soucieux de se faire comprendre -, il ne s'agit pas de ma femme, sentinelle éclairée de tous les faits touchant à ma vie depuis de si longues années, mais de l'une de mes filles qui, contrairement à toutes prévisions, s'est laissée imprégner de tels principes, causant parmi nous le plus grand chagrin.
Ah ! Je me souviens d'Helvidia et de Célia qui, encore enfants, étaient deux sourires des dieux dans ton foyer. Mais si jeunes et déjà portées à des cogitations philosophiques ?
Helvidia, la plus âgée, ne s'est pas intéressée à de telles sorcelleries ; mais notre pauvre Célia semble bien atteinte par les superstitions orientales, de sorte qu'en retournant à Rome, je prévois de la laisser en compagnie de mon père pendant quelques temps. Nous pensons que ses leçons de vertu domestique ramèneront son cœur à la raison.