Mais alors que son front était empâté d'une sueur algide, Helvidius Lucius n'avait plus la force d'exprimer sa joie profonde, abasourdi, il était pris d'un étonnement indéfinissable. Dans sa joie suprême, il aurait voulu embrasser sa fille idolâtrée, lui baiser les mains et lui demander pardon. Mais il n'avait pas de voix pour dire l'allégresse qui dominait son cœur paternel, pour l'interroger et lui exposer ses souffrances inénarrables. Cette intense exaltation avait rompu ses dernières possibilités verbales. Seuls ses yeux, perçants et lucides, reflétaient son état d'âme et disait toute son émotion indescriptible. Des larmes silencieuses se mirent à rouler sur ses joues décharnées pendant que Célia l'embrassait lui murmurant tendrement :
Mon père, de son royaume de miséricorde Jésus a entendu nos prières ! Je suis ici. Je suis votre fille... Je n'ai jamais cessé de vous aimer !...
Et comme si elle avait voulu s'identifier par tous les moyens possibles aux yeux paternels, à l'instant suprême, elle a ajouté :
Ne me reconnaissez-vous pas ? Voyez cette, tunique ! C'est celle que je portais le triste jour où j'ai dû quitter la maison... Voyez cette perle ? C'est celle que vous m'avez donné la veille de nos angoissantes et rudes épreuves ... Loué soit le Seigneur qui nous réunit ici en cette heure de douleur et de vérité. Pardonnez-moi si j'ai été obligée de prendre un habit différent afin d'affronter ma nouvelle vie ! J'en ai eu besoin pour me défendre des tentations et me protéger de la concupiscence des hommes inférieurs !... Depuis que j'ai quitté le foyer, j'ai employé mon temps à honorer votre nom... Que puis-je vous dire d'autre pour vous prouver mon affection et mon amour ?...
Mais, Helvidius Lucius sentait que des forces mystérieuses ravissaient son corps ; une sensation inconnue vibrait en lui, l'enveloppant dans une atmosphère glaciale.
Il a encore essayé de parler, mais ses cordes vocales étaient raides. Sa langue était paralysée dans sa bouche enflée. Toutefois, attestant que de profonds sentiments vibraient dans son cœur, de copieuses larmes coulaient sur son visage la couvrant d'un regard aimant et indicible.
Il a esquissé un geste suprême pour porter les mains de Célia à ses lèvres, mais ce fut elle qui, devinant son intention, a pris les siennes inertes et froides pour les baiser longuement. Puis, elle lui a embrassé le front, prise d'une immense tendresse !...
Ensuite elle s'est agenouillée, elle a prié le Seigneur à voix haute qu'il reçoive l'esprit généreux de son père en son royaume d'amour et de bonté infinie !...
Avec des larmes d'affection et de remerciement au Très Haut, elle lui a fermé les paupières dans son dernier sommeil, observant toutefois que la physionomie du tribun était, maintenant, nimbée de paix et de sérénité.
Pendant quelques instants, elle est restée agenouillée et vit que l'ambiance se remplissait de nombreuses entités désincarnées parmi lesquelles se détachaient le profil de sa mère et de son grand-père, qui étaient là le visage calme et rayonnant à lui tendre leurs bras généreux.
Elle s'est figurée que tous les amis du tribun étaient présents à l'instant extrême afin d'escorter l'âme régénérée vers les lumineuses plaines désertes de l'Agneau de Dieu.
Aux premières lueurs de l'aube, elle envoya quelqu'un pour solliciter la présence des serviteurs du défunt qui ont accouru à son appel pressant.
Célia qui avait remis son habit de moine, alla jusqu'au monastère en informer l'autorité supérieure pour que les mesures nécessaires fussent prises.
Tous, et même Épiphane en personne, ont assisté le frère Marin à résoudre la situation.
Les serviteurs de Caius Fabrice ont expliqué, néanmoins, que leurs employeurs à Capoue, étaient persuadés que le voyageur ne pourrait résister aux difficultés d'un voyage aussi pénible, et leur avaient indiqué les personnalités à qui ils pouvaient s'adresser à Alexandrie, pour que ses restes retournent en Campanie, au cas où le tribun décéderait.
Et ce fut ainsi que le lendemain de bon matin, un groupe de quatre hommes, comprenant les serviteurs de Caius Fabrice, transporta le cadavre d'Helvidius Lucius vers la ville la plus proche.
Appuyée à la porte de sa hutte et sous le regard des frères du monastère qui lui tenaient compagnie, Célia a regardé partir la litière funèbre jusqu'à ce qu'elle ait disparu au loin dans un nuage de poussière.
Une fois que le groupe se fut évanoui dans les dernières courbes de la route, plus que jamais Célia s'est sentie seule et abandonnée. La reviviscence de l'affection paternelle dans de telles circonstances lui avait apporté une amère tristesse. Jamais l'angoisse du monde n'avait aussi fortement envahi son âme. Elle s'est recueillie dans la prière mais elle se figurait que de lourdes ombres submergeaient son être. Elle n'était pas désespérée et son sens du malheur n'approuvait pas les plaintes et les lamentations. Mais la nostalgie singulière de ses défunts bien-aimés remplissait maintenant son cœur d'un filtre mystérieux d'indifférence pour le monde. Plongée dans la pensée de Jésus, bientôt, des rosés de sang se mirent à apparaître dans sa bouche dans un flux continu.
Quelques frères amis s'approchèrent, tandis qu'Épiphane, touché au plus profond de son cœur, ordonnait de la faire porter au monastère avec les plus grands soins.
Mais que ce soient les remèdes ou les suprêmes dévouements en cette heure extrême, rien n'y pu.
Les hémoptysies se prolongeaient terriblement, sans laisser aucun espoir.
Dans sa vieillesse pleine d'onction et de repentir, le supérieur fit tout ce qui était en son pouvoir pour rendre au jeune moine sa santé dont les vertus s'étaient imposées comme symbole d'amour et de travail...
Deux jours d'une angoisse infinie passèrent.
Pendant ces heures torturantes, Épiphane donna des ordres et les visites furent acceptées. Pour la première fois, les portes du couvent se sont ouvertes au peuple et les petits vieux des alentours pleins de larmes sincères purent voir le frère Marin.
Un à un, ils s'approchaient de la jeune femme pour lui baiser ses mains tremblantes et décharnées.
Frère Marin - dit l'un d'eux -, tu ne devrais pas mourir !... Si tu pars maintenant, qui enseignera le bon chemin à nos filles ?
Et qui enseignera l'Évangile à nos petits-enfants ? -clama un autre, cachant ses
larmes.
Mais la jeune femme, le regard ferme et serein, s'exclama avec bonté :
Personne ne meurt, mes frères ! Jésus ne nous a-t-il pas promis la vie éternelle?...
Pour chacun, il avait un regard de tendresse et la lumière caressante d'un sourire.
La nuit suivante ses souffrances se sont aggravées de manière atroce.
Comprenant que la fin approchait, le vieil Épiphane lui a demandé quels étaient ses derniers désirs, et elle, adressant un regard tranquille au supérieur, a répondu :
Mon père, je prie que vous me pardonniez si à un moment quelconque je vous ai offensé par mes actes ou par mes paroles !... Priez pour moi, pour que Dieu compatisse de mon âme... et si vous me le permettez je vous demanderais quelque chose... je désirerais voir les enfants de l'école avant de mourir...
Épiphane cacha ses larmes portant ses mains à son visage, et, avant l'aube, trois frères sont allés dans le village le plus proche, afin de rassembler les petits et satisfaire les derniers désirs de l'agonisante.
En fin d'après midi, tous les enfants de l'école pénétraient dans la chambre respectueusement. Le frère Marin qui reposait adossé sur des coussins leur envoyait un sourire bon et compatissant, bien que sa poitrine le fasse terriblement souffrir. Dans un geste extrême, il les a appelés à lui, demandant à chacun de lui parler de ses études, de son travail, de l'école... Les garçons comprenaient mal ce qui se passait mais se sentaient à l'aise, tandis que Célia leur souriait.