C'est vrai - acquiesça Fabrice -, le vénérable Cneius Lucius convertirait aux traditions romaines les sentiments les plus barbares de nos provinces.
Ils firent une courte pause alors que Caius tambourinait avec ses doigts, laissant percevoir son Inquiétude comme si de pénibles souvenirs lui venaient à l'esprit.
Helvius - a murmuré le tribun fraternellement -, ton retour à Rome saurait inquiéter tes fidèles amis. Parlant de ton père, je me suis instinctivement souvenu de
Silain, le petit enfant abandonné qu'il a presque adopté officiellement comme son propre fils, désireux qu'il était de te libérer de la calomnie qui t'était imputée à l'aube de ta jeunesse...
Oui - lui dit son hôte, comme s'il s'était soudainement éveillé -, encore heureux que tu es au courant de la calomnieuse accusation qui a pesé sur moi. D'ailleurs, mon père ne l'ignore pas.
Malgré tout, ton vénérable père n'a pas hésité à garder cet enfant qui se présentait, lui manifestant la plus grande affection...
Après avoir passé nerveusement sa main sur son front, Helvidius Lucius a ajouté :
Et Silain ? Tu sais ce qu'il est devenu ?
Aux dernières nouvelles, on a su qu'il s'était engagé dans nos phalanges qui maintiennent l'ordre en Gaules comme simple soldat de l'armée.
Parfois - a continué Helvidius inquiet je pense à la chance de ce jeune garçon, pupille de la générosité de mon père, depuis ma jeunesse. Mais que faire ? Depuis que je me suis marié, j'ai tout fait pour l'amener à vivre avec nous. Ma propriété d'Idumée pourrait lui offrir une existence simple et dans le plus grand confort, sous mes vigilantes orientations. Cependant, Alba Lucinie s'est finalement opposée à mes projets, rappelant non seulement les commentaires calomnieux dont j'avais été la cible par le passé, mais alléguant aussi ses droits exclusifs à mon affection, ce à quoi j'ai été obligé de me conformer, considérant les nobles qualités de son âme généreuse.
Bon, tu sais que ma femme doit recevoir mes attentions les plus respectueuses. Je n'ai d'autre solution que d'accepter volontiers ses requêtes.
Helvidius, mon bon ami - s'exclama Fabrice, démontrant une certaine prudence -, je ne dois pas, ni ne peux intervenir dans ta vie privée. Il est des problèmes dans la vie, que seuls les conjoints peuvent résoudre entre eux dans l'intimité sacrée du foyer ; mais ce n'est pas seulement le cas de Silain qui me préoccupe concernant ton retour.
Et fixant son ami bien dans les yeux, il compléta :
Tu te souviens de Claudia Sabine ?
Oui... - a-t-il vaguement répondu.
Je ne sais si tu es bien informé à son sujet, mais Claudia est aujourd'hui la femme de Lolius Urbicus, le préfet des prétoriens. Tu n'es pas sans ignorer que cet homme est la personnalité du jour, dépositaire de la plus grande confiance de l'Empereur.
Helvidius Lucius a passé sa main sur son front comme s'il désirait fuir de pénibles souvenirs du passé, répondant enfin avec tranquillité :
Je ne souhaite pas exhumer le passé car aujourd'hui je suis un autre homme; mais s'il s'avérait nécessaire d'être honoré dans la capitale de l'Empire, il ne faudrait pas oublier que mon beau-père est aussi une personne qui a toute la confiance du préfet non seulement, auquel tu fais référence, comme celle de toutes les autorités administratives.
Oui, je sais, mais je n'ignore pas aussi que le cœur humain a des alcôves bien mystérieuses... Je ne crois que Claudia, aujourd'hui élevée au rang de la plus haute aristocratie par les caprices du destin, ait oublié l'humiliation de son amour violent de plébéienne, piétiné en d'autres temps.
Oui - a confirmé Helvidius Lucius le regard fixe plongé dans l'abîme de ses souvenirs les plus intimes -, combien de fois ai-je déploré avoir nourri dans son cœur une affection aussi intense ; mais que faire ? La jeunesse est sujette à de nombreux caprices et très souvent, aucun avertissement ne peut rompre le voue de sa cécité....
Et serais-tu aujourd'hui moins jeune pour te sentir exempté des nombreux caprices de notre temps ?
L'interpellé a compris toute la portée de ces commentaires sages et prudents, mais comme s'il n'approuvait pas l'examen des circonstances et des faits dont l'angoissant souvenir le tourmenterait, il répliqua sans perdre son évidente bonne humeur, bien que ses yeux dénotent d'une amère inquiétude :
Caius, mon bon ami, par la barbe de Jupiter ! Ne me renvoie pas aux abimes profonds du passé. Depuis que tu es arrivé, tu n'as fait que parler de sujets pénibles et sombres. D'abord la misère de Judée à faire dresser les cheveux sur la tête avec ses paysages de désolation et de ruine et puis, te voici tourné vers ce fâcheux passé, comme si les difficultés actuelles ne nous suffisaient pas... Mais parle-moi plutôt de quelque chose qui confortera mon calme intérieur. Bien que ne sachant pas en expliquer la raison, j'ai le cœur appréhensif quant à l'avenir. La machine des intrigues de la société romaine trouble mon esprit qui n'a jamais trouvé les moyens de fuir son ambiance détestable. Mon retour à Rome est perturbé par de pénibles perspectives, bien que je n'ose l'admettre !...
Fabrice l'écoutait, attentif et affecté. Les paroles de son ami dénonçaient la profonde crainte de retourner au passé si plein d'aventures. Cette attitude de supplique dénonçait que des souvenirs palpitaient encore dans son cœur, malgré les efforts qu'il faisait pour tout oublier.
Réprimant ses propres craintes, il lui dit alors affectueusement :
D'accord, nous ne parlerons plus de cela.
Et faisant ressortir la joie que lui causait cette rencontre, il a continué ému :
Mais alors, comment aurais-je pu oublier ce que tu m'avais demandé ?
Sans plus tarder, il s'est dirigé vers l'atrium où des serviteurs de confiance attendaient ses ordres, revenant dans la pièce accompagné de l'inconnu marqué par l'humble attitude des esclaves et qui avait suivi sa litière.
Helvidius Lucius fut surpris par le personnage Intéressant qui lui était présenté.
Il a tout de suite identifié sa condition d'assujetti, mais l'étonnement lui venait de la profonde affection que cette figure lui inspirait.
Ses traits Israélites étaient inéluctables, néanmoins, il portait dans son regard la vibration d'un noble orgueil tempéré d'une singulière humilité. Sur son large front, on pouvait déjà remarquer des cheveux blancs, si bien que son physique dénonçait beaucoup d'énergie dans la force de l'âge mûr. Cependant, son apparence extérieure était celle d'un homme profondément désenchanté par la vie. Sur son visage, on pouvait percevoir des signes de tortures et de souffrances infinies, des impressions douloureuses, d'ailleurs compensées par la lueur énergique de son regard transparent de sérénité.
Voici la surprise - a souligné Caius Fabrice joyeusement : - en souvenir j'ai acheté ce joyau à la foire de Térébinthe, alors que certains de nos compagnons décimaient la dépouille des vaincus.
Helvidius Lucius semblait ne pas entendre, comme s'il cherchait à se plonger au plus profond de ce curieux personnage devant ses yeux, dont la sympathie impressionnait ses fibres les plus sensibles et les plus intimes.
Tu es admiratif ? - a insisté Caius désireux d'entendre ses appréciations directes et franches. -Voulais-tu par hasard que je t'apporte un effrayant Hercules ? J'ai préféré te flatter avec un rare exemple de sagesse.
Helvidius le remercia d'un signe expressif, tout en s'approchant de l'esclave silencieux avec un léger sourire sur les lèvres.
Comment t'appelles-tu ? - a-t-il immédiatement demandé.
Nestor.
Où es-tu né ? En Grèce ?
Oui - a répondu l'interpellé avec un pénible sourire.
Comment as-tu pu atteindre Térébinthe ?
Seigneur, je suis d'origine judéenne bien que je sois né à Éphèse. Mes ancêtres se sont installés en lonie, il y a quelques décennies, fuyant les guerres civiles en Palestine. J'ai grandi sur les bords de la mer Egée où plus tard j'ai composé ma propre famille. La chance, néanmoins, n'a pas été de mon côté. J'ai d'abord perdu ma compagne, prématurément, j'ai eu beaucoup de chagrin, et peu après, sous le joug de persécutions implacables, j'ai été asservi par d'illustres Romains qui m'ont conduit à l'ancien pays de mes aïeux.