Donc se met en marche la caravane. Et commencent ds lors la digestion secrte, et le silence, et la nuit aveugle de la chrysalide, et le dgot et le doute et le mal, car toute mue est douloureuse. Ne te convient plus de t'exalter, mais de demeurer fidle sans comprendre, car il n'est rien esprer de toi puisque celui-l, que tu tais hier, doit mourir.
Tu ne seras plus qu'lans de regrets vers les fracheurs de ta maison et l'aiguire d'argent qui est de l'heure du th, auprs d'elle, avant l'amour. Cruel te sera jusqu'au souvenir de la branche qui se balanait sous ta fentre ou du simple cri d'un coq dans ta cour. Tu diras: J'tais de chez moi! car tu n'es plus de nulle part. Te reviendra le mystre de l'ne que tu rveillais au petit jour, car, de ton cheval ou de ton chien, tu sais quelque chose puisqu'ils te rpondent. Mais tu ignores de celui-l, qui est comme mur en soi, s'il chrit, ou non, sa faon, son pr, son table ou toi-mme. Et te vient le besoin, de la profondeur de ton exil, de lui passer une fois encore ton bras autour du cou ou de lui tapoter le museau, pour peut-tre l'enchanter au fond de sa nuit comme un aveugle. Et certes, quand vient le jour du puits tari qui te suinte peine une boue ftide, te blessent au cur les confidences de ta fontaine.
Ainsi se referme sur toi la chrysalide du dsert, car ds le troisime jour tu commences d'engluer tes pas dans le bitume de l'tendue. Qui te rsiste t'exalte et les coups du lutteur appellent tes coups. Mais le dsert reoit les pas l'un aprs l'autre comme une audience dmesure qui engloutirait les paroles et te conduirait au silence. Tu t'puises depuis l'aube, et le plateau de craie qui marque l'horizon sur ta gauche n'a point sensiblement tourn quand vient le soir. Tu t'uses comme l'enfant qui, pellete par pellete, te prtend dplacer la montagne. Mais elle ignore son travail. Tu es comme perdu dans une libert dmesure et dj s'touffe ta ferveur. Ainsi, mon peuple, au cours de ces voyages, t'ai-je nourri chaque fois de silex et abreuv de ronces. Je t'ai glac de gel nocturne. Je t'ai soumis des vents de sable si brlants, qu'il te fallait t'accroupir contre terre, la tte encapuchonne sous tes vtements, la bouche pleine de crissements, suintant strilement ton eau vers le soleil. Et l'exprience m'a enseign que toute parole de consolation tait inutile.
Viendra, te disais-je, un soir semblable un fond de mer. Le sable dpos dormira en meules tranquilles. Tu marcheras, dans la fracheur, sur un sol lastique et dur Mais, te parlant, j'avais sur les lvres un got de mensonge, car je te sollicitais de te faire, par invention, autre que toi-mme. Et, dans le silence de mon amour, je ne me scandalisais point de tes injures:
Il se peut, Seigneur, que Tu aies raison! Dieu, peut-tre demain, dguisera les survivants en foule bate. Mais que nous importent ces trangers! Nous ne sommes pour l'instant que poigne de scorpions enferms dans un cercle de braise!
Et tels ils devaient tre, Seigneur, pour Ta gloire.
Ou bien, purifiant le ciel comme un coup de sabre, s'veillait dans sa cruaut nocturne le vent du nord. La terre nue se vidait de chaleur, et les hommes grelottaient comme clous par les toiles. Qu'avais-je dire?
Reviendra l'aube et la lumire. La chaleur du soleil, la faon d'un sang, se rpandra doucement dans vos membres. Les yeux ferms, vous vous connatrez habits par lui
Mais ils me rpondaient:
En place de nous, Dieu peut-tre demain installera-t-il un potager de plantes heureuses qu'il engraissera dans sa bont. Mais nous ne sommes rien cette nuit-ci qu'un carr de seigle que le vent tourmente.
Et tels ils devaient tre, Seigneur, pour Ta gloire.
Alors m'cartant de leur misre je priais Dieu ainsi:
Seigneur, est digne qu'ils refusent mes faux breuvages. Par ailleurs peu importent leurs plaintes: je suis semblable au chirurgien qui rpare la chair et la fait crier. Je connais la rserve de joie qui se trouve mure en eux bien que j'ignore les mots qui la pourraient dverrouiller. Sans doute n'est-elle point pour cet instant. Importe que mrisse le fruit avant qu'il dlivre son miel. Nous passons par son heure d'amertume. Il n'est rien en nous que saveur acide. Il est du rle du temps qui coule de nous gurir et de nous changer en joie pour Ta gloire.
Et, poursuivant plus loin, je continuais de nourrir mon peuple de silex et de l'abreuver de ronces.
Mais semblable d'abord aux autres, sans que rien le distingut d'abord des innombrables pas dj verss dans l'tendue, nous faisions le pas de miracle. Fte couronnant le crmonial de la marche. Instant bni parmi d'autres instants, lequel brise la chrysalide et livre son trsor ail la lumire.
Ainsi ai-je conduit mes hommes la victoire travers l'inconfort de la guerre. A la lumire au travers de la nuit, au silence du temple travers le charroi des pierres, au retentissement du pome travers l'aridit de la grammaire, au spectacle domin du haut des montagnes travers les crevasses et les boulis de lourdes pierres. Peu m'importe, durant le passage, ton inconfort sans esprance, car je me mfie du lyrisme de la chenille qui se croit amoureuse du vol. Suffit qu'elle se dvore soi-mme dans la digestion de sa mue. Et que tu franchisses ton dsert.
Tu ne disposes point des trsors de joies scells en toi, qu'avant l'heure il n'est point permis de dverrouiller. Certes est vif le plaisir tir du jeu d'checs quand la victoire couronne ton invention, mais il n'est point de mon pouvoir de t'accorder ce plaisir en cadeau hors du crmonial du jeu.
C'est pourquoi je te veux, l'tage des planches et des clous, chantant les cantiques des forgeurs de clous et scieurs de planches mais non le cantique du navire. Car je t'offre les humbles victoires de la planche polie et du clou forg, lesquelles satisferont ton cur si tu as d'abord march vers elles. Belle est ta pice de bois quand tu luttes vers la planche polie. Belle est ta planche polie quand tu luttes vers le navire.
J'ai connu celui-l qui, bien qu'il se soumt au crmonial du jeu d'checs, billait avec discrtion et te distribuait ses coups de rponse avec une indulgence lointaine, comme il en est du racorni de cur qui consent distraire les enfants.
Vois ma flotte de guerre, dit le capitaine de sept ans qui t'a align trois cailloux.
Belle flotte de guerre en vrit, rpond le racorni de cur, qui considre les cailloux d'un il dbile.
Qui nglige, par vanit, de considrer comme essentiel le crmonial du jeu d'checs, ne gotera point sa victoire. Qui nglige, par vanit, de faire son dieu des planches et des clous, ne btira point le navire.
Le cracheur d'encre, qui jamais ne btira rien, prfre, car il est dlicat, le cantique du navire au cantique des forgeurs de clous et scieurs de planches, de mme que, une fois le navire gr et lanc et joufflu de vent, en place de me parler de son litige de chaque instant avec la mer, il me clbrera dj l'le musique, laquelle, certes, est signification des planches et des clous, puis du litige avec la mer, mais condition que tu n'aies rien nglig des mues successives dont elle natra. Mais celui-l, d'emble la vue de ton premier clou, pataugeant dans la pourriture du rve, me chantera des oiseaux de couleur et des crpuscules sur le corail, lesquels d'abord m'cureront, car je prfre le pain craquant ces confitures, lesquelles de plus m'apparatront comme suspectes, car il est des les de pluie o les oiseaux sont gris et je dsirais, une fois l'le gagne, afin d'en prouver l'amour, entendre le cantique qui me ft retentir sur le cur le ciel gris d'oiseaux sans couleur.
Mais moi qui ne prtends point btir sans pierres ma cathdrale et qui n'atteins l'essence que comme couronnement de la diversit, moi qui ne saisirais rien de la fleur s'il n'en tait point de particulire, de tel nombre de ptales et non d'un autre, de tel choix de couleurs et non d'un autre, moi qui ai forg les clous, sci les planches, et absorb un un les coups d'paule redoutables de la mer, je puis te chanter l'le ptrie et substantielle que j'ai de mes propres mains tire des mers.