Ainsi je m'clairai sur le repos de mes sentinelles l'heure de la soupe. Il est des hommes qui se nourrissent. Et ils plaisantent. Et chacun lance sa bourrade au voisin. Et ils sont ennemis du chemin de ronde et de l'heure de veille. Finie la corve, ils se rjouissent. La corve est leur ennemie. Certes. Mais, en mme temps qu'ennemie, elle est leur condition. De mme de la guerre et de l'amour. Je te l'ai dit du guerrier qui fait le rayonnement de l'amant. Et de l'amant hasard dans la guerre qui fait la qualit du guerrier. Celui-l qui meurt dans les sables est autre chose qu'un automate morne. Il te dit: Prends soin de ma bien-aime ou de ma maison ou de mes enfants Tu chantes ensuite son sacrifice.
Donc j'ai bien observ des rfugis berbres qu'ils ne savaient se plaisanter l'un l'autre ni ne s'infligeaient des bourrades. Ne crois point qu'il s'agisse l d'un simple contraste comme il en est de la satisfaction qui suit l'arrachement d'une dent carie. Pauvres et de faible pouvoir sont les contrastes. Tu peux certes vivifier l'eau, laquelle ne te livre rien si tu tanches l'une aprs l'autre tes petites soifs, en t'imposant de ne boire qu'une fois le jour. Ton plaisir alors a grandi. Mais il demeure plaisir du ventre et de faible intrt. Ainsi du repas de mes sentinelles l'heure du repos s'il n'tait que dlassement de la corve. Tu ne trouverais rien de plus qu'apptit vivifi des mangeurs. Mais trop facile me serait de vivifier la vie de mes Berbres en leur imposant simplement de manger aux seuls jours de fte Mais j'ai bti l'heure de la garde mes sentinelles. Et il est quelqu'un, ici, pour manger. Leur repas est bien autre chose que soins accords au btail pour accroissement du tour de ventre. Il est communion dans le pain du soir des sentinelles. Et certes chacune l'ignore. Cependant de mme que le bl du pain, travers eux, se fera vigilance et regard sur la ville, il se trouve que la vigilance et le regard qui embrasse la ville, travers eux, se fait religion du pain. Ce n'est pas le mme pain qui est mang. Si tu dsires les lire dans leur secret qu'ils ignorent eux-mmes, va les surprendre au quartier rserv, quand ils courtisent les femmes. Ils leur disent: J'tais l, sur le rempart, j'ai entendu siffler trois balles mon oreille. Je suis demeur droit, n'ayant point peur. Et ils plantent dans le pain leurs dents avec orgueil. Et toi, stupide, qui coutes les mots tu confonds avec une vantardise de soudard la pudeur de l'amour. Car si le soldat raconte ainsi l'heure de ronde c'est bien moins pour se faire grandiose que pour se complaire dans un sentiment qu'il ne peut dire. Il ne sait pas s'avouer lui-mme l'amour de la ville. Il mourra pour un Dieu dont il ne sait dire le nom. Il s'est dj donn lui, mais il exige de toi que tu l'ignores. Il exige de soi-mme cette ignorance. Il lui parat humiliant de paratre dupe de grands mots. Faute de savoir se formuler il refuse par instinct de soumettre ton ironie son dieu fragile. De mme qu' sa propre ironie. Et tu vois mes soldats jouer les matamores et les soudards et se complaire ton erreur pour goter quelque part, au fond d'eux-mmes, et comme en fraude, le got merveilleux du don l'amour.
Et si la fille leur dit: Beaucoup d'entre vous et c'est bien dur mourront en guerre tu les entends approuver bruyamment. Mais ils approuvent par des grognements et des jurons. Cependant elle veille en eux le plaisir secret d'tre reconnus. Ils sont ceux qui mourront d'amour.
Et si tu parles d'amour, alors ils te riront au nez! Tu les prends pour des dupes dont on tire le sang avec des phrases de couleur! Courageux, oui, par vanit! Ils jouent les matamores par pudeur de l'amour. Ainsi ont-ils raison car il arrive que tu les voudrais dupes. Tu te sers de l'amour de la ville pour les convier au sauvetage de tes greniers. Se moquent bien de tes greniers vulgaires. Te feront croire par mpris pour toi qu'ils affrontent la mort par vanit. Tu ne conois point vritablement l'amour de la ville. Ils le savent de toi le repu. Sauveront la ville avec amour, sans te le dire, et injurieusement, puisque tes greniers logent dans la ville, ils te jetteront comme un os au chien, tes greniers sauvs.
CCI
Tu me sers quand tu me condamnes. Certes je me suis tromp en dcrivant le pays entrevu. J'ai mal situ ce fleuve et j'ai oubli tel village. Tu t'en viens donc, triomphant bruyamment, me contredire dans mes erreurs. Et moi j'approuve ton travail. Ai-je le temps de tout mesurer, de tout dnombrer? M'importait que tu juges le monde de la montagne que j'ai choisie. Tu te passionnes ce travail, tu vas plus loin que moi dans ma direction. Tu m'paules l o j'tais faible. Me voil satisfait.
Car tu te trompes sur ma dmarche quand tu crois me nier. Tu es de la race des logiciens, des historiens et des critiques, lesquels discutent les matriaux du visage et ne connaissent point le visage. Que m'importent les textes de loi et les ordonnances particulires? C'est toi de les inventer. Si je dsire fonder en toi la pente vers la mer je dcris le navire en marche, les nuits d'toiles et l'empire que se taille une le dans la mer par le miracle des odeurs. Vient le matin, te dis-je, o tu entres, sans que rien ne change pour les yeux, dans un monde habit. L'le invisible encore, comme un panier d'pices, installe son march sur la mer. Tu retrouves tes matelots, non plus hirsutes et durs, mais brlants, et ils ignorent eux-mmes pourquoi, de convoitises tendres. Car on songe la cloche avant de l'entendre qui tinte, la conscience grossire exige beaucoup de bruit alors que les oreilles dj sont informes. Et me voil dj heureux, lorsque je marche vers le jardin, aux lisires du climat des ross C'est pourquoi tu prouves sur mer, selon les vents, le got de l'amour, ou du repos, ou de la mort.
Mais toi tu me reprends. Le navire que j'ai dcrit n'est pas l'preuve de l'orage et il importe de le modifier selon tel dtail ou tel autre. Et moi j'approuve. Change-le donc! Je n'ai rien connatre des planches et des clous. Puis tu me nies les pices que j'ai promises. Ta science me dmontre qu'elles seront autres. Et moi j'approuve. Je n'ai rien connatre de tes problmes de botanique. M'importe exclusivement que tu btisses un navire et me cueilles des les lointaines au large des mers. Tu navigueras donc pour me contredire. Tu me contrediras. Je respecterai ton triomphe. Mais plus tard, lentement, dans le silence de mon amour, je m'en irai visiter, aprs ton retour, les ruelles du port.
Fond par le crmonial des voiles hisser, des toiles lire et du pont laver grande eau, tu seras revenu, et, de l'ombre o je me tiendrai, je t'couterai chanter tes fils, afin qu'ils naviguent, le cantique de l'le qui installe son march sur la mer. Et je m'en retournerai satisfait.
Tu ne peux esprer ni me prendre en dfaut, ni vritablement me nier dans l'essentiel. Je suis source et non consquence. Prtends-tu dmontrer au sculpteur qu'il et d sculpter tel visage de femme plutt que tel buste de guerrier? Tu subis la femme ou le guerrier. Ils sont, en face de toi, tout simplement. Si je me tourne vers les toiles je ne regrette point la mer. Je pense toiles. Lorsque je cre, peu me surprend ta rsistance car j'ai pris tes matriaux pour construire un autre visage. Et tu protesteras d'abord. Cette pierre, me diras-tu, est d'un front et non d'une paule. Cela est possible, te rpondrai-je. Cela tait. Cette pierre, me diras-tu, est d'un nez et non d'une oreille. Cela est possible, te rpondrai-je. Cela tait. Ces yeux, me diras-tu, mais force de me contredire et de reculer et d'avancer, et de te pencher de gauche droite pour me critiquer mes oprations, viendra bien l'instant o se montrera dans sa lumire l'unit de ma cration, tel visage et non un autre. Alors se fera en toi le silence.
Peu m'importent les erreurs que tu me reproches. La vrit loge au-del. Les paroles l'habillent mal et chacune d'elles est critiquable. L'infirmit de mon langage m'a souvent fait me contredire. Mais je ne me suis point tromp. Je n'ai point confondu le pige et la capture. Elle est commune mesure des lments du pige. Ce n'est point la logique qui noue les matriaux mais le mme dieu qu'ils servent ensemble. Mes paroles sont maladroites et d'apparence incohrente: non moi au centre. Je suis, tout simplement. Si j'ai habill un corps vritable, je n'ai pas me soucier de la vrit des plis de la robe. Lorsque la femme est belle, si elle marche, les plis se dtruisent et se recomposent, mais ils se rpondent les uns aux autres ncessairement.