Puis un jour s'chappait dans le sable le renard appel par l'amour, qui vidait d'un coup le cur de l'homme. Et il en est un que j'ai vu mourir pour ne s'tre dfendu qu'avec mollesse au cours d'une embuscade. Et me revint la mmoire, quand nous apprmes sa mort, la phrase mystrieuse qu'il avait prononce aprs la fuite de son renard, lorsque ses compagnons le devinant mlancolique lui avaient suggr d'en capturer un autre: Il faut trop de patience, avait-il rpondu, non pour le prendre mais pour l'aimer.
Voil pourtant qu'ils taient las des renards et des gazelles, ayant compris la vanit de leurs changes, car tan renard chapp pour l'amour n'enrichit point d'eux le dsert.
J'ai des fils, me disait l'autre, et ils grandissent et je ne les aurai pas enseigns. Je ne dpose donc rien en eux. Et o irai-je une fois mort?
Et moi, les enfermant dans le silence de mon amour, je considrais mon arme qui commenait de fondre dans le sable et de s'y perdre comme ces fleuves ns des orages que ne sauve point le sous-sol d'argile et qui meurent striles, ne s'tant point, le long des rives, changs en arbres, changs en herbe, changs en nourriture pour les hommes.
Mon arme avait souhait de se changer en oasis pour le bien de l'empire, afin d'embellir mon palais de ses rsidences lointaines, afin que parlant de lui on pt en dire: Quelle saveur lui donnent vers le sud ces palmiers, ces palmeraies nouvelles, ces villages o l'on sculpte l'ivoire
Mais nous combattions sans nous en saisir et chacun songeait au retour. Et l'image de l'empire se dtruisait en eux comme un visage que l'on ne sait plus regarder et qui se perd dans le disparate du monde.
Que nous importe, disaient-ils, d'tre plus ou moins riches de cette oasis inconnue? En quoi nous augmentera-t-elle? En quoi nous enrichira-t-elle? quand, revenus chez nous, nous nous enfermerons dans le village? Elle servira celui-l seul qui l'habitera ou qui rcoltera les dattes de ses palmes ou lavera son linge dans l'eau vivante de ses rivires
XI
Ils se trompaient mais qu'y pouvais-je? Quand la foi s'teint c'est Dieu qui meurt et qui se montre dsormais inutile. Quand leur ferveur s'puise c'est l'empire lui-mme qui se dcompose car il est fait de leur ferveur. Non qu'il soit duperie en lui-mme. Mais si je nomme domaine telle procession d'oliviers et la cabane o l'on s'abrite, et que celui-l qui les contemple prouve l'amour et les rassemble dans son cur, s'il vient ne plus voir que des oliviers parmi d'autres et parmi eux une cabane perdue et qui n'a plus de signification sinon d'abriter de la pluie, qui donc sauverait le domaine d'tre vendu et dispers? Puisque cette vente ne changerait rien ni la cabane ni aux oliviers!
Voyez le matre des domaines quand il marche le long des chemins dans la rose de l'aube, tout seul et n'emportant rien de sa fortune. N'usant point de ses avantages. Comme dpossd de ses biens puisqu'ils ne le servent pas dans l'instant et que son pas force dans la boue, s'il a plu, comme le pas d'un homme de peine et que, de son bton, il carte les ronces mouilles comme le vagabond le plus vagabond. Et que, du fond de son chemin creux, il n'embrasse mme pas du regard son domaine, mais simplement connat qu'il en est prince.
Cependant si tu le rencontres et qu'il te regarde, il est celui-l et non un autre. Calme et sr de soi il s'appuie sur la caution fondamentale qui ne lui sert de rien pour l'instant. Il n'use de rien mais rien ne lui manque. Il est bien appuy sur l'assise des pturages, des champs d'orge et des palmeraies qui sont siennes. Les champs sont en repos. Les granges dorment encore. Les batteurs de bl ne font point voler leur lumire. Mais il les contient tous dans son cur. Ne marche point ici n'importe qui, c'est le matre qui lentement dans ses luzernes se promne
Bien aveugle celui qui n'aperoit l'homme que dans ses actes, qui croit que l'acte le montre seul, ou l'exprience tangible ou l'usage de tel avantage. Ce qui compte pour l'homme n'est point ce dont il dispose dans l'instant, car mon promeneur dispose peine de la poigne d'pis qu'il pourrait froisser dans les mains ou du fruit qu'il pourrait cueillir. Celui-l qui me suit dans la guerre est plein du souvenir de sa bien-aime: qu'il ne peut ni voir ni toucher ni serrer dans ses bras et qui ne songe mme pas lui, puisqu'en cette heure du petit jour o il respire l'tendue et sent la pese qui le tire, sur sa couche tellement lointaine elle n'est mme pas vivante au monde. Mais comme absente et morte. Mais endormie. Et cependant l'homme est charg de ce qu'elle existe, charg d'une tendresse dont il n'use point et qui dort, oublie d'elle-mme, comme les grains dans la rserve, charg de parfums qu'il ne respire pas, charg d'un murmure de jet d'eau qui fait le cur de sa maison et qu'il n'entend point, charg lui aussi du poids d'un empire qui le fait diffrent des autres.
Ou cet ami que tu rencontres et qui porte en lui son enfant malade. Malade au loin. Dont il ne sent pas de la main la fivre, et dont il n'entend pas les plaintes. Et qui ne change rien de sa vie dans l'instant mme. Et cependant il t'apparatra comme cras par le poids d'un enfant dans son cur.
Ainsi celui-l qui vient de l'empire et ne saurait ni l'embrasser d'un seul coup d'il ni user de ses provisions ni en recevoir le moindre avantage, mais qui en est agrandi dans son cur comme le matre du domaine ou le pre de l'enfant malade ou celui qu'enrichit l'amour lorsque la bien-aime non seulement est lointaine mais endormie. Seul compte pour l'homme le sens des choses.
Certes, je le connais, le forgeron de mon village qui me vient et me dit:
Peu m'importe ce qui ne me concerne point. Si j'ai mon th, mon sucre, mon ne bien nourri et ma femme ct de moi, si mes enfants progressent en ge et en vertu, alors je suis pleinement heureux et je ne demande plus rien d'autre. Pourquoi ces souffrances?
Et comment serait-il heureux s'il est seul au monde dans sa maison? S'il habite avec sa famille une tente perdue dans le dsert? Je l'oblige donc se corriger:
Si tu retrouves le soir d'autres amis sous d'autres tentes, si ceux-l ont quelque chose te dire et t'enseignent les nouvelles du dsert
Car je vous ai vus, ne l'oubliez pas! Je vous ai vus autour des feux nocturnes occups de rtir le mouton ou la chvre et j'ai entendu vos clats de voix. Je me suis donc pas lents et dans le silence de mon amour approch de vous. Vous parliez certes de vos fils, et de celui-l qui grandit et de celui-l qui est malade, vous parliez certes de la maison, mais sans trop insister. Et vous ne commenciez de vous animer que lorsque s'asseyait le voyageur qui dbarquait de sa caravane lointaine et vous dveloppait les merveilles de l-bas et les lphants blancs d'un prince et le mariage mille kilomtres de celle-l dont vous saviez peine le nom. Ou encore ce remue-mnage des ennemis. Ou qui racontait cette comte ou cet affront ou cet amour ou ce courage devant la mort ou cette haine contre vous ou cette grande sollicitude. Alors vous tiez pleins d'espace et lis tant de choses, alors elle prenait sa signification votre tente aime et hae, menace et protge. Alors vous tiez pris dans un rseau miraculeux qui vous changeait vous-mme en plus vaste que vous
Car vous avez besoin d'une tendue que le langage seul en vous dlivre.
Je me souviens de ce qu'il advint d'eux quand mon pre parqua les trois mille rfugis berbres dans un Camp au nord de la ville. Il ne voulait point qu'ils se mlangeassent avec les ntres. Comme il tait bon, il les nourrit et les alimenta en toffes, en sucre et en th. Mais sans exiger leur travail contre les dons de sa magnificence. Ainsi n'eurent-ils plus s'inquiter pour leur subsistance et chacun et pu dire: Peu m'importe ce qui ne me concerne point. Si j'ai mon th, mon sucre et mon ne bien nourri et ma femme ct de moi, si mes enfants progressent en ge et en vertu alors je suis pleinement heureux et je ne demande rien d'autre Mais qui et pu les croire heureux? Nous allions parfois les visiter quand mon pre dsirait m'enseigner.