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Vois, disait-il, ils deviennent btail et commencent doucement de pourrir non dans leur chair mais dans leur cur.

Car tout pour eux perdait sa signification. Si tu ne joues point ta fortune aux ds il est bon cependant que les ds te puissent signifier en rve des domaines et des troupeaux, des barres d'or, des diamants que tu ne possdes point. Qui sont d'ailleurs. Mais vient l'heure o les ds ne peuvent plus rien reprsenter. Et il n'est plus de jeu possible.

Et voil que nos protgs n'avaient plus rien se dire. Ayant us leurs histoires de famille qui se ressemblaient toutes. Ayant achev de se dcrire l'un l'autre leur tente quand toutes leurs tentes taient semblables. Ayant achev de craindre et d'esprer, et d'inventer. Ils usaient encore du langage pour des effets rudimentaires: Prte-moi ton rchaud, pouvait dire l'un, O est mon fils? pouvait dire l'autre. Humanit couche sur sa litire, sous sa mangeoire, qu'et-elle dsir? Au nom de quoi se ft-elle battue? Pour le pain? Ils en recevaient. Pour la libert? Mais dans les limites de leur univers ils taient infiniment libres. Noys mme dans cette libert dmesure qui vide certains riches de leurs entrailles. Pour triompher de leurs ennemis? Mais ils n'avaient plus d'ennemis!

Mon pre me dit:

Tu peux venir avec un fouet, et traverser le campement, seul, en les flagellant au visage, tu ne soulveras rien de plus en eux qu'en une meute de chiens, quand elle grogne en reculant, et aimerait mordre. Mais aucun ne se sacrifie et tu n'es point mordu. Et tu croises tes bras devant eux. Et tu les mprises

Il me disait aussi:

Ce sont l des carcasses d'hommes. Mais l'homme n'y est plus. Ils peuvent t'assassiner en lches, derrire ton dos, car la pgre se montre dangereuse. Mais ils ne soutiendront pas ton regard.

Cependant la discorde s'installa chez eux comme une maladie. Une discorde incohrente qui ne les partageait point en deux camps mais les dressait tous contre chacun, car celui-l les spoliait qui mangeait sa part des provisions. Ils se surveillaient les uns les autres comme des chiens qui tournent autour de l'auge, et voici qu'au nom de leur justice ils commirent des meurtres, car leur justice tait d'abord galit. Et quiconque se distinguait en quoi que ce ft tait cras par le nombre.

La masse, me dit mon pre, hait l'image de l'homme car la masse est incohrente, pousse dans tous les sens la fois et annule l'effort crateur. Il est certes mauvais que l'homme crase le troupeau. Mais ne cherche point l le grand esclavage: il se montre quand le troupeau crase l'homme.

Ainsi, au nom de droits obscurs, les poignards qui trouaient des ventres nourrissaient chaque nuit des cadavres. Et, de mme que l'on vide les ordures, on les tranait l'aube aux lisires du campement o nos tombereaux les chargeaient comme un service de voirie. Et je me souvenais des paroles de mon pre: Si tu veux qu'ils soient frres, oblige-les de btir une tour. Mais si tu veux qu'ils se hassent, jette-leur du grain.

Et nous constatmes peu peu qu'ils perdaient l'usage de mots qui ne leur servaient plus. Et mon pre me promenait parmi ces faces comme absentes qui nous regardaient sans nous connatre, hbtes et vides. Ils ne formaient plus que ces grognements vagues qui rclament la nourriture. Ils vgtaient sans regrets ni dsirs ni haine ni amour. Et voici que bientt ils ne se lavrent mme plus et ne dtruisirent plus leur vermine. Elle prospra. Alors commencrent d'apparatre les chancres et les ulcres. Et voici que le campement commena d'empuantir l'air. Mon pre craignait la peste. Et sans doute aussi rflchissait-il sur la condition d'homme.

Je me dciderai rveiller l'archange qui dort touff sous leur fumier. Car je ne les respecte pas, mais travers eux je respecte Dieu

XII

Car voil bien, disait mon pre, un grand mystre de l'homme. Ils perdent l'essentiel et ignorent ce qu'ils ont perdu. Ainsi l'ignorent de mme les sdentaires des oasis accroupis sur leurs provisions. En effet, ce qu'ils ont perdu ne se lit point dans les matriaux qui ne changent pas. Et les hommes contemplent toujours ce mme mlange de moutons, de chvres, de demeures et de montagnes mais qui ne composent plus un domaine

S'ils perdent le sens de l'empire, ils ne conoivent point qu'ils se racornissent et se vident de leur substance et enlvent leur prix aux choses. Les choses conservent leur apparence, mais qu'est-ce qu'un diamant ou une perle si nul ne les souhaite: autant du verre taill. Et l'enfant que tu berces a perdu quelque chose de soi s'il n'est plus cadeau pour l'empire. Mais tu l'ignores d'abord car son sourire n'a point chang.

Ils ne voient pas leur appauvrissement car les objets dans leur usage demeurent les mmes. Mais qu'est-ce que l'usage d'un diamant? Et qu'est-ce qu'une parure s'il n'est point de fte? Et qu'est-ce que l'enfant s'il n'est point d'empire, et si tu ne rves pas de faire de cet enfant un conqurant, un seigneur ou un architecte? S'il est rduit n'tre qu'un paquet de chair.

Ils mconnaissent l'invisible mamelle qui les allaitait nuit et jour, car l'empire t'alimente le cur comme t'alimente de son amour et change pour toi le sens des choses la bien-aime qui loin de toi s'est endormie et repose cependant comme morte. Il est l-bas un faible souffle que tu ne peux mme pas respirer et le monde pour toi n'est que miracle. Ainsi le seigneur du domaine, dans la rose de l'aube, porte dans son cur, en se promenant, jusqu'au sommeil des mtayers.

Mais le mystrieux de l'homme qui se dsespre si la bien-aime s'carte de lui est que si lui-mme cesse d'aimer ou cesse de vnrer l'empire, il ne souponne pas son propre appauvrissement. Il se dit simplement: * Elle tait moins belle que dans mon rve ou moins aimable et le voil qui part satisfait au hasard du vent. Mais le monde pour lui n'est plus miracle. Et l'aube n'est plus l'aube du retour ou l'aube du rveil dans ses bras. La nuit n'est plus le grand sanctuaire pour l'amour. Elle n'est plus, grce celle-l qui respire dans son sommeil, ce grand manteau du berger. Tout s'est terni. Tout s'est durci. Et l'homme qui ignore le dsastre ne pleure pas sa plnitude passe. Il est satisfait par sa libert qui est libert de n'exister plus.

Ainsi celui en qui l'empire est mort: Ma ferveur, se dit-il, tait aveuglment stupide. Et certes, il a raison. Il n'existe rien en dehors de lui qu'assemblage disparate de chvres, de moutons, de demeures et de montagnes. L'empire tait cration de son cur.

Mais la beaut d'une femme, o la loges-tu s'il n'est point d'homme pour s'en mouvoir? Et le prestige du diamant si nul ne le souhaite possder? Et l'empire, s'il n'est plus de serviteurs de l'empire?

Car celui qui sait lire l'image, et qui la porte dans son cur, et s'il lui est li pour en vivre comme un petit enfant la mamelle, celui dont elle est clef de vote, dont elle est sens et signification et occasion de grandeur, espace et plnitude, celui-l, s'il est retranch d'avec sa source, est comme divis, dmantel, et il meurt d'asphyxie la faon de l'arbre dont on a tranch les racines. Il ne se retrouvera plus. Et cependant, alors que l'image prissant en lui le fait prir, il ne souffre point et s'accommode de sa mdiocrit sans la connatre.

C'est pourquoi il convient en permanence de tenir rveill en l'homme ce qui est grand et de le convertir sa propre grandeur.

Car l'aliment essentiel ne lui vient pas des choses mais du nud qui noue les choses. Ce n'est pas le diamant, mais telle relation entre le diamant et les hommes qui le peut nourrir. Ni ce sable, mais telle relation entre le sable et les tribus. Non les mots dans le livre, mais telles relations entre les mots du livre qui sont amour, pome et sagesse de Dieu.