Et si je vous convie de collaborer et d'tre ensemble et de constituer une grande figure qui enrichisse chacun, qui participe de tous, et l'enfant de l'empire, si je vous enferme dans le domaine de mon amour, comment n'en seriez-vous pas augments et comment rsisteriez-vous? La beaut du visage n'existe que par le retentissement de chaque partie sur toutes les autres. Et l'apparition vous bouleverse. Ainsi de tel pome qui vous arrache des larmes. J'ai pris des toiles, des fontaines, des regrets. Et il n'est l rien d'autre. Mais je les ai ptris selon mon gnie et ils ont servi de pidestal une divinit qui les domine et n'est contenue dans aucun d'entre eux.
Et mon pre envoya un chanteur cette humanit pourrissante. Le chanteur s'assit vers le soir sur la place et il commena de chanter. Il chanta les choses qui retentissent les unes sur les autres. Il chanta la princesse merveilleuse que l'on ne peut atteindre qu' travers deux cents jours de marche dans le sable sans puits sous le soleil. Et l'absence de puits devient sacrifice et ivresse d'amour. Et l'eau des outres devient prire car elle mne la bien-aime. Il disait: Je souhaitais la palmeraie et la pluie tendre mais celle-l surtout dont j'esprais qu'elle me recevrait dans son sourire et je ne savais plus distinguer ma fivre de mon amour
Et ils eurent soif de la soif, et tendant leurs poings dans la direction de mon pre: Sclrat! Tu nous as privs de la soif qui est ivresse du sacrifice pour l'amour!
Il chanta cette menace qui rgne lorsque la guerre est dclare et change le sable en nid vipres. Chaque dune s'augmente d'un pouvoir qui est de vie et de mort. Et ils eurent soif du risque de mort qui anime le sable. Il chanta le prestige de l'ennemi quand on l'attend de toutes parts et qu'il roule d'un bord l'autre sous l'horizon, comme un soleil dont on ne saurait d'o il va surgir! Et ils eurent soif d'un ennemi qui les et entours de sa magnificence, comme la mer.
Et quand ils eurent soif de l'amour entrevu comme un visage, les poignards jaillirent des gaines. Et voil qu'ils pleuraient de joie en caressant leurs sabres! Leurs armes oublies, rouilles, avilies, mais qui leur apparurent comme une virilit perdue, car seules elles permettent l'homme de crer le monde. Et ce fut le signal de la rbellion, laquelle fut belle comme un incendie!
Et tous, ils moururent en hommes!
XIII
Ainsi tentions-nous du chant des potes sur cette arme qui commenait de se diviser. Mais il arrivait ce prodige que les potes taient inefficaces et que les soldats riaient d'eux.
Que l'on nous chante nos vrits, rpondaient-ils. Le jet d'eau de notre maison et le parfum de notre soupe du soir. Que nous importent ces radotages?
C'est alors que j'appris cette autre vrit: savoir que le pouvoir perdu ne se retrouve plus. Et qu'elle avait perdu sa fertilit, l'image de l'empire. Car les images meurent comme les plantes quand leur pouvoir s'est us et qu'elles ne sont plus que matriaux morts prs de se disperser, et humus pour plantes nouvelles. Et je m'en fus l'cart pour rflchir sur cette nigme. Car rien n'est plus vrai ni moins vrai. Mais plus efficace ou moins efficace. Et je ne tenais plus dans les mains le nud miraculeux de leur diversit. Il m'chappait. Et mon empire se dlabrait comme de soi-mme, car le cdre, quand l'orage en brise les branches et que le vent de sable le racornit et qu'il cde au dsert, ce n'est point que le sable soit devenu plus fort mais que le cdre a dj renonc et ouvert sa porte aux barbares.
Quand un chanteur chantait, on lui reprochait d'exagrer son motion. Et il est vrai que le pathtique sonnait faux et nous paraissait d'un autre ge. Est-il lui-mme dupe, disait-on, de l'amour qu'il exprime pour des chvres, pour des moutons, pour des demeures, pour des montagnes qui ne sont qu'objets disparates? Est-il dupe lui-mme de l'amour qu'il exprime pour des courbes de fleuves que ne menacent point les hasards de la guerre, et qui ne mritent pas le sang? Et il est vrai que les chanteurs eux-mmes avaient mauvaise conscience comme s'ils eussent cont des fables grossires des enfants qui n'eussent plus t assez crdules
Mes gnraux, dans leur solide stupidit, me venaient reprocher mes chanteurs. Ils chantent faux! me disaient-ils. Mais je comprenais leur fausse note, puisqu'ils clbraient un dieu mort.
Mes gnraux, dans leur solide stupidit, m'interrogeaient alors: Pourquoi nos hommes ne veulent-ils plus se battre? Comme ils eussent dit, scandaliss dans leur mtier: Pourquoi ne veulent-ils plus faucher les bls? Et moi je changeais la question qui ainsi pose ne menait rien. Il ne s'agissait point d'un mtier. Et je me demandais dans le silence de mon amour: Pourquoi ne veulent-ils plus mourir? Et ma sagesse cherchait une rponse.
Car on ne meurt point pour des moutons, ni pour des chvres ni pour des demeures ni pour des montagnes. Car les objets subsistent sans que rien leur soit sacrifi. Mais on meurt pour sauver l'invisible nud qui les noue et les change en domaine, en empire, en visage reconnaissable et familier. Contre cette unit l'on s'change car on la btit aussi quand on meurt. La mort paie cause de l'amour. Et celui-l qui et lentement chang sa vie contre l'ouvrage fait et qui dure plus que la vie, contre le temple qui fait son chemin dans les sicles, celui-l accepte aussi de mourir si ses yeux savent dgager le palais du disparate des matriaux, et s'il est bloui par sa magnificence et dsire s'y fondre. Car il est reu par plus grand que lui et il se donne son amour.
Mais comment eussent-ils accept d'changer leur vie contre des intrts vulgaires? L'intrt d'abord commande de vivre. Quoi que fissent mes chanteurs ils offraient mes hommes de la fausse monnaie en change de leur sacrifice. Faute de savoir dgager pour eux le visage qui les et anims. Mes hommes n'avaient point droit de mourir dans l'amour. Pourquoi seraient-ils morts?
Et ceux d'entre eux qui cependant mouraient par duret dans un devoir qu'ils acceptaient sans le comprendre, mouraient tristement, raides et les yeux durs, sobres de mots, dans la svrit de leur dgot.
Et c'est pourquoi je cherchais dans mon cur un enseignement nouveau qui les pt saisir, puis, ayant bien compris qu'il n'est point de raisonnement ni de sagesse qui y conduise, car il s'agit de fonder un visage comme le sculpteur qui impose la pierre le poids de son arbitraire, je priais Dieu qu'il m'clairt.
Et toute la nuit je veillais mes hommes sous le grsillement du sable qui montait et courait de travers sur les dunes pour les dbobiner et les reformer un peu plus loin. Dans cette nuit sans ge, o la lune apparaissait et disparaissait dans la fume rougetre que tranaient les vents. Et j'coutais les sentinelles s'appeler encore l'une l'autre aux trois sommets du campement triangulaire mais leurs voix n'taient plus que de longs cris sans croyance, tellement pathtiques d'tre dserts.
Et je disais Dieu: Il n'est rien pour les accueillir Leur vieux langage s'est us. Les prisonniers de mon pre taient des mcrants mais flanqus d'un empire fort. Mon pre leur a envoy un chanteur de qui rpondait cet empire. C'est pourquoi en une seule nuit par la toute-puissance de son verbe il les convertit. Mais cette puissance n'tait point de lui, mais de l'empire.
Mais je manque de chanteur et je n'ai point de vrit et je n'ai point de manteau pour me faire berger. Alors faut-il qu'ils s'entre-tuent et commencent de pourrir la nuit de ces coups de couteau qui frappent au ventre et sont inutiles comme la lpre? En quel nom les rassemblerai-je?
Et et l il se levait de faux prophtes qui en runissaient quelques-uns. Et les fidles, bien que rares, se trouvaient anims et prts mourir pour leurs croyances. Mais leurs croyances ne valaient rien pour les autres. Et toutes les croyances s'opposaient les unes aux autres. Et de petites glises se btissaient ainsi, qui se hassaient, ayant coutume de tout diviser en erreur et en vrit. Et ce qui n'est point vrit est erreur, et ce qui n'est point erreur est vrit. Mais moi, qui sais bien que l'erreur n'est point le contraire de la vrit mais un autre arrangement, un autre temple bti des mmes pierres, ni plus vrai ni plus faux mais autre, les dcouvrant prts mourir pour des vrits illusoires, je saignais dans mon cur. Et je disais Dieu: Ne peux-tu m'enseigner une vrit qui domine leurs vrits particulires et les accueille toutes en son sein? Car si, de ces herbes qui s'entre-dvorent, je fais un arbre qu'une me unique anime, alors cette branche s'accrotra de la prosprit de l'autre branche, et tout l'arbre ne sera plus que collaboration merveilleuse et panouissement dans le soleil.